Près du marché Saint-Germain à Paris se trouvait une galerie où, durant une quinzaine d’années les amateurs sont venus découvrir et acheter des tissus d’une grande beauté : des tissus teints à réserves (plangi ou shibori), des tissus brodés en provenance d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et du Japon, des ikats, ainsi que des créations textiles d’artistes contemporains. Cette galerie a été tenue par Marine Biras jusqu’en 2005.
Marine Biras est morte le mercredi 12 avril de cette année et, pour lui rendre hommage, nous avons souhaité donner la parole à quelques artistes et collectionneurs qui l’ont connue, qui ont apprécié le travail qu’elle a mené et qui ne l’ont pas oubliée :
Marie-Hélène Guelton, elle-même créatrice de sensibles pièces de tissu exécutées à la réserve, est émue de nous dire que « Marine Biras a tiré sa révérence en me rappelant quelques semaines auparavant combien son aventure textile a été le grand bonheur de sa vie (ajouté à celui de sa famille bien sûr) ! Un bonheur qu’elle a su partager et transmettre avec enthousiasme. Elle aimait créer des liens sans avoir peur de mélanger les genres au delà des frontières! Dans sa galerie, lieu de rencontres et de découvertes, elle a soutenu sans faille la création textile contemporaine, non seulement en présentant des œuvres issues de techniques anciennes revisitées, mais aussi des textiles en fibre optique ou autre matière innovante! En toute confiance, elle nous a incités à créer des œuvres à plusieurs mains, à expérimenter de nouvelles pistes ! Lors de ses expositions, il n’était pas rare d’y rencontrer un groupe d’étudiants en design textile accompagné d’un enseignant, découvrant des tissages inédits d’un continent à l’autre (notamment de Birmanie, Syrie et certains pays d’Afrique), des conservateurs de musée, des collectionneurs ou amateurs érudits : chacun échangeait son savoir et son expérience ».
Betty de Paris, dont le travail fut le dernier à être exposé dans la galerie, rappelle que Marine Biras n’avait pas voulu entrer dans l’ère du numérique et ajoute : « Marine Biras nous a quitté sans bruit. Pionnière dans la présentation de l’art textile dans sa galerie unique en son genre à Paris. Elle a défendu des créateurs textiles contemporains où elle a été novatrice. Elle a permis à toute une génération de découvrir des textiles indigo du monde entier et bien d’autres anticipant le retour de ces arts à une époque où ni Facebook ni internet existait. Je lui tire mon chapeau. »
Rémy Prin se rappelle que « l’espace était restreint, dans la galerie de Marine Biras, mais son accueil vous couvrait comme un grand vent d’humanité, immensément attentif aux tissus d’Afrique ou d’Asie qu’elle interprétait devant vous, avec justesse et profondeur. C’étaient des figures bienveillantes de l’altérité qu’on partageait. Et les œuvres des artistes textiles qu’elle proposait au regard semblaient du même univers, en filiation évidente avec les tissus ethniques. Non les mêmes objets, non le même contexte culturel, mais la même petite voix du textile. Voix singulièrement précaire, à peine audible, et plus encore en France qu’à l’étranger. »
Shukuko Voss-Tabe, d’Amitiés Tissées, se joint à ses créateurs pour dire « qu’elle était une des pionnières de l’art textile en France, qu’elle avait encouragé ceux qui le défendent et qu’il faut continuer ensemble à garder et développer l’héritage qu’elle nous avait confié ».
Textile Art va dans ce sens en faisant connaître aussi bien le travail des créateurs contemporains ayant la fibre textile que les productions anciennes. C’est pourquoi nous soutenons le travail actuel de Monique et Rémy Prin qui depuis quelques décennies, habités par la passion de l’ikat, ont beaucoup voyagé « sur le terrain », pour tenter d’en comprendre les fondements culturels. « Pourquoi s’échiner à promouvoir le textile, s’interrogent-ils ? Et que dit-elle, cette voix du textile, à l’heure de la globalisation et de la dynamique du capitalisme dont parlait Fernand BraudelFernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs Histoire (1988) , qui dissolvent les cultures premières ou les relèguent au mieux au rang de simulacres. »
Ces dernières années, Rémy Prin s’est consacré à l’écriture autour de ces voyages des ikats entre Orient et Occident et il vient de publier un livre, intitulé : Ikats, tissus de vie, dont nous recommandons la lectureIkats, tissus de vie, éditions Parole & Patrimoine (http://parole-et-patrimoine.org/portail/boutique-des-livres) . L’ikat n’est pas le tout du textile, mais il offre des repères précieux, nous dit-il.
« Le premier est que les cultures dites premières, notamment celles d’Asie du Sud-Est, accordent une place majeure au textile. Il prend part souvent aux récits mythiques fondateurs, c’est le pôle féminin par excellence de la société, qui s’oppose et se conjugue à la fois au pôle de la violence rituelle de l’homme. Matrice nourricière – chez les Batak de Sumatra, il y a « un tissu qu’on ne porte jamais », c’est la terre qu’on cultive – le textile est au cœur des grands rituels de la vie, en opposition frontale et dialogue avec la chasse aux têtes des hommes et l’argent de leur commerce. Il est, chez ces peuples, au fondement de la vision et de la cohésion du monde.
Second point de repère, les terres d’Islam. D’objet sacré singulier, d’univers proprement féminin, le textile devient un opérateur universel qui inspire l’architecture et couvre les corps d’un même « voile qui n’est habité d’aucune présence et qui ne peut prétendre à aucune transparence, à aucune fonction de médiation»Dominique Clévenot, Une esthétique du voile, L’Harmattan (1994) . Le modèle textile met le monde et son image à distance, il fait chemin vers un divin toujours absent, pure abstraction. Mais le tissu, partout présent, devient un bien familier et précieux à la fois.
Dernier repère, l’Occident, là où commence l’Histoire, là où le capitalisme prend corps et se développe, vecteur de conquête comme l’islam, dans le partage violent du monde. À l’orée de l’Histoire, Platon met en valeur la figure politique du tisserand, mais la métaphore textile s’oublie vite. C’est l’image qui triomphe, nécessaire aux pouvoirs et aux échanges débridés, l’image et toutes les mimesis qu’elle entraîne.
Le textile n’est pas l’antidote de la violence, mais il la tient à distance, en se dégageant de l’immédiat – tisser est un geste lent, hors du temps – et des fascinations de l’image. Prendre au sérieux aujourd’hui cette petite voix ténue, dans le champ de la réflexion contemporaine, ce serait laisser place à une réelle altérité, aux incarnations multiples des mémoires du monde. Ce dont il semble que nous ayons grandement besoin, en cette période d’émotions terrifiantes. »