Minimalisme chromatique et alchimie du métier à tisser
Au cours des deux dernières décennies, Ptolemy Mann s’est imposée comme une figure singulière de la pratique textile contemporaine. Son œuvre fusionne la rigueur structurelle du tissage avec la complexité perceptive et affective de l’abstraction chromatique. Ancrée dans la tradition de la teinture ikat et du tissu tissé à la main, la pratique de Mann la place à la fois comme dépositaire de savoir-faire hérités et comme innovatrice redéfinissant les frontières entre art textile et beaux-arts.
Le terme qu’elle a elle-même forgé, minimalisme chromatique, résume cette dualité : une synthèse entre la retenue formelle et l’intensité expressive de la couleur. Par le métier à tisser, Mann explore comment la couleur – matérialisée à travers la fibre plutôt que par la peinture – peut évoquer à la fois l’illusion spatiale et la résonance émotionnelle.
Alchimie et processus
Au cœur de la philosophie de Mann réside la conviction du pouvoir transformateur de la couleur et de la matière. L’artiste évoque souvent le langage de l’alchimie pour décrire son processus – métaphore juste de la transmutation du fil, du pigment et de la lumière en une unité chromatique.
Dans la fabrication de ses œuvres en ikat, les fils teints subissent plusieurs étapes de ligature et d’immersion dans des bains colorés avant d'être tissés, chaque décision modifiant l’effet optique final. Le processus devient une méditation sur le temps et la transformation. Les surfaces ainsi obtenues semblent à la fois absorber et émettre la lumière, inscrivant la pratique de Mann dans une lignée d’artistes pour qui la couleur agit comme substance et comme métaphysique.
Pédagogie chromatique : d’Albers à Itten
L’approche de Mann envers la théorie des couleurs doit beaucoup à Josef Albers et Johannes Itten, deux figures majeures de la recherche chromatique du Bauhaus. Alors qu’Albers soulignait les interactions perceptuelles et relatives des couleurs, Itten concevait la couleur comme un phénomène émotionnel et spirituel, fondé sur l’intuition et la résonance intérieure. Ensemble, leurs théories ont offert à Mann un cadre à la fois analytique et sensible pour développer son propre langage chromatique.
Un tournant décisif dans le parcours de l’artiste s’est produit lorsqu’elle entreprit un exercice intensif consistant à réaliser cent peintures en une seule journée. Cette expérience transforma radicalement sa manière de travailler, renouvelant sa compréhension de la couleur, du geste et de la matière sur tous les supports : papier, toile et surface tissée. À travers cet engagement intuitif et soutenu, Mann a découvert une immédiateté chromatique nouvelle qui sous-tend désormais toute sa pratique, tant picturale que textile.
Dans ses tissages ikat, cette évolution se manifeste par une perception fondée sur le processus : la couleur n’est pas appliquée mais absorbée, ses limites adoucies par le mouvement de la fibre et du métier. Mann prolonge ainsi les études planaires d’Albers et la chromatique émotionnelle d’Itten en événements tactiles et temporels, où la perception se déploie dans le rythme même de la fabrication.
Hybridité matérielle : tissage, peinture et champ textile élargi
La pratique de Mann se distingue par sa négociation constante entre matériaux et disciplines. Bien que le tissage demeure son mode de production principal, elle a élargi son champ d’investigation à travers différentes séries qu'elle travaille aujourd'hui en parallèles.
- Elle a d'abord réalisé des panneaux ikat tissés à la main, où les transitions chromatiques sont inscrites dans la chaîne par des séquences pré-teintes ;
- Puis elle a peint sur papier et sur toile, permettant une application gestuelle immédiate ;Enfin, elle mêle les deux en peignant sur les ikats, ceux-ci devenant des toiles, effaçant la distinction entre support textile et surface picturale traditionnelle.
- Dans ces dernières œuvres, hybrides, le tissage devient à la fois structure de base et surface, tandis que la peinture agit comme intervention chromatique supplémentaire. Le dialogue entre fibres teintes et peinture ajoutée – entre le fixe et le fluide – génère une tension subtile qui est le cœur de son esthétique.
Le continuum du Bauhaus : héritage et révision
Outre les théories des couleurs de Josef Albers et Johannes Itten, l’atelier de tissage dirigé par Anni Albers et Gunta Stölzl, constitue une référence historique majeure pour Mann. Ces artistes ont transformé le textile utilitaire en champ d’expérimentation formelle et conceptuelle. Anni Albers a démontré que la structure du tissage pouvait devenir un langage visuel de rythme et de proportion, tandis que Gunta Stölzl a introduit l’abstraction comme principe constructif.
L’engagement de Mann envers cet héritage est à la fois respectueux et révisionniste. Là où les deux femmes traduisaient l’architecture moderniste en forme textile, Mann dissout la forme dans l’atmosphère chromatique. Ses dégradés tissés apparaissent comme l’après-image du rationalisme du Bauhaus – sa rigueur géométrique réinterprétée à travers la lumière, la couleur et la lenteur méditative.
Lignées chromatiques
La sensibilité chromatique de Mann s’inscrit dans une histoire plus vaste de l’abstraction. Les transitions floues de ses champs tissés faisant vibrer la couleur rappellent Mark Rothko, bien que son approche soit moins élégiaque que sensorielle – une célébration de la lumière plutôt qu’une quête de transcendance.
Dans le champ textile, Sheila Hicks offre un parallèle et un contraste révélateurs. Peintre de formation devenue artiste du fil, Hicks a transposé sa première volonté picturale dans la matérialité sculpturale du textile. Mann, inversement, est partie du fil et du tissage – où la couleur est intrinsèquement structurelle – pour étendre ensuite sa pratique vers des recouvrements de la toile. Ensemble, elles incarnent le dialogue réciproque entre peinture et fibre, entre geste libre et construction structureée .
L'utilisation du métal par Olgade Amaral pour invoquer la lumière est un autre champ parallèle à l'exploration par Mann des colorants et des pigments en tant que matériau rayonnant.
Entre artisanat et art contemporain : la reconnaissance
La carrière de Mann met en lumière les défis persistants liés à la reconnaissance du textile dans le champ des beaux-arts. Son utilisation du tissu tissé comme support pictural a souvent déstabilisé les catégories institutionnelles : trop picturale pour les discours du « craft », trop textile pour ceux de la peinture.
Cette position ambiguë reflète une tension plus large au sein de la hiérarchie des matériaux dans l’art. La reconnaissance progressive de Mann dans les cercles de l’art contemporain témoigne d’un changement de paradigme où le tissé, le teint (et le lentement façonné) acquièrent aussi une valeur conceptuelle et ne restent pas cantonnés dans le registre du décoratif.
Conclusion : le minimalisme chromatique et l’imaginaire textile contemporain
L’œuvre de Ptolemy Mann se situe à un carrefour entre héritage moderniste et réinvention contemporaine. Par le tissage, elle transforme la rigueur analytique d’Albers et d’Itten en expérience matérielle de la lumière et de la couleur. Par la peinture, elle étend le textile au-delà de sa structure vers une abstraction expressionniste.
Sa contribution réside dans l'utilisation du métier à tisser comme espace d’investigation chromatique – un lieu où la précision rencontre l’intuition et où la frontière entre peinture et fibre s’efface. Son minimalisme exploratoire, à la fois méthodique et transcendantal, témoigne de la pertinence durable du plan tissé comme espace de découvertes intellectuelles et émotionnelles.
Références
• Josef Albers, L'interaction de la couleur. New Haven : Yale University Press, 1963.
• Anni Albers, Sur le tissage. Middletown : Wesleyan University Press, 1965.
• Gunta Stölzl, L'atelier de tissage du Bauhaus, dans Magdalena Droste, Bauhaus 1919-1933. Cologne : Taschen, 2006.
• Sheila Hicks, Le tissage comme métaphore. New Haven : Yale University Press, 2006
• Olga de Amaral, Le fil de la vie. Bogotá : Museo de Arte Moderno de Bogotá, 2018.
• www.ptolemymann.com
Paul Stamper, novembre 2025
Chromatic Minimalism and the Alchemy of the Loom
Over the past two decades, Ptolemy Mann has established herself as a singular figure within contemporary textile practice. Her work fuses the structural rigor of weaving with the perceptual and emotional complexity of chromatic abstraction. Rooted in the tradition of ikat dyeing and hand weaving, Mann’s practice positions her simultaneously as the inheritor of ancient craft knowledge and as an innovator redefining the boundaries between textile art and fine art.
The term she herself coined, “chromatic minimalism,” encapsulates this duality: a synthesis between formal restraint and the expressive intensity of color. Through the loom, Mann explores how color—materialized through fiber rather than paint—can evoke both spatial illusion and emotional resonance.
Alchemy and Process
At the heart of Mann’s philosophy lies a belief in the transformative power of color and material. The artist often uses the language of alchemy to describe her process—a fitting metaphor for the transmutation of thread, pigment, and light into a chromatic unity.
In creating her ikat works, the dyed threads undergo several stages of binding and immersion in color baths before being woven; each decision alters the final optical effect. The process becomes a meditation on time and transformation. The resulting surfaces seem simultaneously to absorb and to emit light, situating Mann’s practice among artists for whom color functions both as substance and as metaphysics.
Chromatic Pedagogy: From Albers to Itten
Mann’s approach to color theory owes much to Josef Albers and Johannes Itten, two major figures of Bauhaus chromatic research. While Albers emphasized the perceptual and relative interactions of color, Itten conceived color as an emotional and spiritual phenomenon grounded in intuition and inner resonance. Together, their theories provided Mann with a framework both analytical and sensitive for developing her own chromatic language.
A decisive turning point in her career came when she undertook an intensive exercise: creating one hundred paintings in a single day. This experience radically transformed her way of working, renewing her understanding of color, gesture, and material across all media—paper, canvas, and woven surface. Through this sustained, intuitive engagement, Mann discovered a new immediacy of color that now underlies her entire practice, both pictorial and textile.
In her ikat weavings, this evolution manifests as a process-based perception: color is not applied but absorbed, its boundaries softened by the movement of fiber and loom. Mann thus extends Albers’ planar studies and Itten’s emotional chromatics into tactile and temporal events, where perception unfolds within the rhythm of making itself.
Material Hybridization: Weaving, Painting, and the Expanded Textile Field
Mann’s practice is distinguished by her constant negotiation between materials and disciplines. Although weaving remains her primary mode of production, she has expanded her investigations across several series that she now develops in parallel.• She first created handwoven ikat panels, where chromatic transitions are embedded in the warp through pre-dyed sequences;
• She then painted on paper and canvas, allowing for an immediate gestural application;
• Finally, she merged the two by painting on ikats themselves, transforming them into canvases and erasing the distinction between textile support and traditional pictorial surface.
In these hybrid works, weaving becomes both structural base and surface, while painting acts as an additional chromatic intervention. The dialogue between dyed fibers and added paint—between the fixed and the fluid—generates a subtle tension that forms the core of her aesthetic.
The Bauhaus Continuum: Legacy and Revision
Beyond the color theories of Josef Albers and Johannes Itten, the Bauhaus weaving workshop led by Anni Albers and Gunta Stölzl is a major historical reference for Mann. These artists transformed utilitarian textiles into a field of formal and conceptual experimentation. Anni Albers demonstrated that the structure of weaving could become a visual language of rhythm and proportion, while Gunta Stölzl introduced abstraction as a constructive principle.
Mann’s engagement with this legacy is both respectful and revisionist. Where these two women translated modernist architecture into textile form, Mann dissolves form into chromatic atmosphere. Her woven gradients appear as the afterimage of Bauhaus rationalism—its geometric rigor reinterpreted through light, color, and meditative slowness.
Chromatic Lineages
Mann’s chromatic sensibility belongs to a broader history of abstraction. The blurred transitions of her woven color fields recall Mark Rothko, though her approach is less elegiac than sensory—a celebration of light rather than a search for transcendence.
In the textile field, Sheila Hicks offers a revealing parallel and contrast. Trained as a painter who turned to fiber, Hicks translated her initial pictorial intent into the sculptural materiality of textile. Mann, conversely, began with thread and weaving—where color is inherently structural—before extending her practice toward the painterly surface. Together, they embody the reciprocal dialogue between painting and fiber, between free gesture and structured construction.
The use of metal by Olga de Amaral to invoke light provides another parallel to Mann’s exploration of dyes and pigments as radiant material.
Between Craft and Contemporary Art: Recognition
Mann’s career highlights the persistent challenges surrounding the recognition of textile within the realm of fine art. Her use of the woven fabric as a pictorial surface has often unsettled institutional categories—too painterly for “craft” discourse, too textile for that of painting.
This ambiguous position reflects a broader tension within the material hierarchies of art. Mann’s increasing recognition within contemporary art circles signals a paradigm shift: the woven, the dyed, and the slowly made are gaining conceptual value, no longer confined to the decorative.
Conclusion: Chromatic Minimalism and the Contemporary Textile Imagination
Ptolemy Mann’s work stands at a crossroads between modernist heritage and contemporary reinvention. Through weaving, she transforms the analytical rigor of Albers and Itten into a material experience of light and color. Through painting, she extends textile beyond its structure toward an expressionist abstraction.
Her contribution lies in her use of the loom as a site of chromatic investigation—a place where precision meets intuition, and where the boundary between painting and fiber dissolves. Her exploratory minimalism, both methodical and transcendent, attests to the enduring relevance of the woven plane as a space for intellectual and emotional discovery.
• www.ptolemymann.com
References
• Josef Albers, Interaction of Color. New Haven: Yale University Press, 1963.
• Anni Albers, On Weaving. Middletown: Wesleyan University Press, 1965.
• Gunta Stölzl, The Bauhaus Weaving Workshop, in Magdalena Droste, Bauhaus 1919–1933. Cologne: Taschen, 2006.
• Sheila Hicks, Weaving as Metaphor. New Haven: Yale University Press, 2006.
• Olga de Amaral, The Thread of Life. Bogotá: Museo de Arte Moderno de Bogotá, 2018.
Paul Stamper, November 2025
