Eva Obodo : le charbon de bois et les fibres comme armes artistiques

Eva Obodo est un artiste nigérian qui vit et travaille dans son pays. On pourrait aussi dire qui travaille pour son pays. Le Nigeria, comme d’autres pays africains, est un pays riche de ses nombreuses ressources naturelles – avec en priorité le pétrole – mais ces richesses orientées vers l’exportation profitent peu à ses habitants. La majorité d’entre eux vivent de débrouillardises au jour le jour, et beaucoup sont dans une grande précarité. Eva Obodo traduit cette situation économique et sociale dans ses tentures en relief et ses sculptures abstraites à base de charbon de bois pour les unes, de toile de jute et de fibres pour les autres. Il organise ses travaux sur le principe d’un assemblage d’éléments semblables, où les morceaux de charbon de bois sont systématiquement empaquetés et les fibres étroitement entortillées. Mais rien n’est figé, Eva Obodo en tire une grande variété visuelle, des symphonies en noir et blanc ou en couleurs, suscite un sentiment de transformation permanente et une ouverture vers le changement.


Pourquoi avez-vous fait le choix de ces media, charbon de bois et fibres ?

Eva Obodo : En dépit de ses ressources minières et de ses ressources humaines, le Nigeria a les plus grandes difficultés à progresser et ce qui caractérise la situation de ses habitants aujourd’hui c’est la question de ses richesses naturelles. Dans l’État où je vis par exemple, le Enugu, nous avons notamment des gisements de charbon, le minerai a été découvert pendant la période coloniale et son extraction a commencé à ce moment-là. Cette exploitation a offert quelques opportunités de travail mais, si vous y regardez de plus près, vous vous demandez si c’était vraiment un avantage ou si c’était un coût, parce que le charbon était destiné à l’exportation et non pas utilisé sur place. Alors vous ne voyez plus les ressources du pays comme un avantage pour les Nigérians, mais bien plutôt comme des richesses gérées dans l’intérêt de populations étrangères.
Dans mes sculptures à base de charbon de bois, j’établis un lien entre le charbon de bois et le charbon. Tous les deux servent à cuire des aliments, à se chauffer. Aujourd’hui, les gens déforestent leur pays pour produire du charbon de bois, le vendre, l’exporter, tout comme le charbon. Dans mon processus de création, je ficelle chaque morceau, j’en fait comme des paquets, des paquets préparés pour l’exportation, ou bien comme des sortes de cadeaux, des objets destinés à être donnés, tout comme l’est le charbon dans notre pays. Je veux montrer quels effets cette exportation massive a ici au pays et faire comprendre que nous devons utiliser chez nous les ressources que nous produisons.
Dans ma sculpture, Pensioners’ Clothesline (2021) on voit des habits suspendus sur un fil à linge, des habits rapiécés, en très mauvais état, confectionnés en toile de jute. Elle évoque des sans-domicile, parce que c’est la réalité. Quand on est étranger, on a une image lointaine et embellie du Nigeria, de sa capitale, de ses grandes villes. Mais une fois sur place, la réalité est différente. J’ai voulu, avec cette installation, montrer l’état des personnes âgées que l’on peut croiser dans les rues et qui n’ont plus rien pour vivre.
Le Nigeria est aussi l’un des plus grands exportateurs de pétrole brut, mais comme nous n’avons aucune raffinerie, nous sommes obligés de l’importer raffiné pour les besoins du pays. Ce n’est pas normal et le prix du carburant est si élevé que beaucoup de mes concitoyens ne peuvent pas en acheter. La situation actuelle est une conséquence de la mentalité coloniale qui continue à hanter le présent et même le présent de toute l’Afrique. Les gens se battent pour survivre, je veux faire comprendre par mon travail que la cause vient de l’étranger.

Last Election Result 2023 jute cloth thread 120x144x18 cmLes tissus que vous utilisez sont toujours usagés ?

Pour mes sculptures en fibres, j’utilise de la toile de jute et des morceaux de tissus, des vêtements déjà portés ou des chutes récupérées chez les tailleurs et triées. La toile de jute, nous l’utilisons pour l’exportation, exportation du cacao – massive autrefois – ou du manioc par exemple. Comme le charbon, elle fait référence à l’exportation de nos ressources. En général je prends de la toile ancienne, j’achète sur les marchés les sacs qui ont servi à stocker et transporter des légumes, des denrées pour la consommation locale, ensuite je les lave. J’utilise aussi de la ficelle, ou des fils, du fil de nylon selon les cas, parce que la plupart de mes pièces en fibres, à part quelques exceptions, subissent un processus similaire à celui que j’applique au charbon de bois, j’emballe, j’attache, je lie et je couds. J’ai choisi ce processus pour faire passer un message, autrement dit, quand je ficelle un matériau, je lui retire sa liberté. De la même façon, si on ligote étroitement quelqu’un on lui retire sa liberté. Le message c’est l’absence, le retrait de la liberté d’être, d’agir.
Mes sculptures faites de tissus, sont très colorées : j’embellis par la teinture et parfois je donne une forme de liberté à certaines pièces, celles où les fibres ne sont pas serrées dans de la toile de jute, parce que, dans la vie, il y a des moments heureux, des célébrations, des événements pendant lesquels les gens oublient leurs soucis et se réjouissent. Ces formes colorées, qui crée un univers fleuri, sont une image de ces moments heureux, d’événements positifs, je ne veux pas être seulement un prophète de malheur.

Est-ce que vous ressentez vous aussi un manque de liberté aussi dans votre activité d’artiste ?

C’est un manque de liberté qui ne vient pas nécessairement du gouvernement, simplement je trouve difficile de concrétiser mes idées parce que le système ne m’en donne pas les moyens, les moyens financiers, parfois j’ai des projets qui sont très clairs dans ma tête mais que j’ai du mal à réaliser à cause du manque de fonds et, dans ce sens, je ressens un certain manque de liberté.

Vous avez déclaré que dans votre travail « vous reconstruisez le passé ou le présent, pièce par pièce, ou ligne par ligne »Catalogue de l’exposition, Line by Line, Eva Obodo, ArtHouse-The Space, Lagos, 2015. Qu’entendez-vous par là ?

Quand je dis « pièce par pièce », cela signifie que l’homme ne vit pas et ne peut pas vivre dans l’isolement. Vivre en communauté donne du sens à la vie. Quand vous retirez un de ses membres à une communauté, elle n’est plus la même. Quel que soit l’objet ou la réalité dont on parle, on constate qu’il ou elle est toujours constituée de différentes parties assemblées les unes après les autres pour faire un tout. Et la vie est comme cela, c’est aussi comme cela que fonctionnent les sociétés organisées. C’est ce que je veux dire quand je parle de construire « morceau par morceau ». Dans mes sculptures, les paquets de charbon de bois s’assemblent petit à petit, pour former un tout, et si j’en retire un, deux, trois ou quatre, cela a une conséquence sur la pièce, car je donne de l’importance à chaque élément, je ne prends pas n’importe quel morceau pour le placer n'importe où, il doit avoir sa juste place, chaque morceau est essentiel. C’est comme cela que cela devrait être dans la vie. Et mon travail est toujours ouvert, en évolution. C’est comme cela que j’aimerais que soit discutés les problèmes du Nigeria, des Africains en général, ou même du monde. C’est un processus continu, de même que la vie se poursuit avec des gens qui meurent ou qui naissent, des problèmes se terminent ou de nouveaux apparaissent en fonction de l’activité, des expériences, des interactions avec l’environnement. Les gens eux-mêmes ne sont pas statiques, ils évoluent sans cesse. Mes sculptures reflètent la vie et comme elle, elles n’ont pas de fin, rien n’est statique, rien n’est permanent.

On peut déceler dans votre travail une certaine connivence avec d’autres artistes nigérians comme Onuzulike.

J’ai étudié à l’université du Nigeria, à Nsukka, au département des beaux-arts où j’enseigne actuellement. Onuzulike a étudié au même endroit, nous enseignons tous les deux dans ce même département, nous avons reçu un enseignement de la part du même artiste, El Anatsui, donc on peut trouver une influence similaire dans mon travail et celui d’Onuzulike même si nous évoluons chacun dans une direction personnelle. Comme chez d’autres artistes qui ont suivi la même formation, à la base de nos pièces il y a le principe d’un assemblage de beaucoup d’éléments pour faire un tout. Mais dans mon rôle d’enseignant, j’essaie de transmettre à mes étudiants l’idée de suivre leur propre voie, qu’ils prennent conscience du fait qu’il n’est pas nécessaire d’adopter le point de vue des autres, qu’ils ont leur propre vision, leur propre façon de ressentir qui les rend précisément singulier. Je leur dis « Ne pensez pas que votre point de vue est sans intérêt, il est intéressant car il est unique ». Et je les pousse à regarder autour d’eux, à explorer les matériaux, les idées, les techniques, tout ce qui peut appartenir à leur environnement pour affirmer leur identité, pas pour copier.

Entretien réalisé en novembre 2023, par Anne-Marie Minella.

 Too many to carry, 2018, 213x97x8 cmEva Obodo est né au Nigeria en 1963. Il vit et travaille à Nsukka. il est titulaire d'une maîtrise et d'un doctorat du département des beaux-arts et des arts appliqués de l'université du Nigeria, à Nsukka. Son travail a fait l’objet de deux expositions personnelles dans son pays et il a participé à des expositions collectives internationales notamment au Japon et au Sénégal. Il est représenté en France par la galerie Afikaris.

https://ko-artspace.com/artists/41-eva-obodo/

https://www.instagram.com/explore/tags/evaobodo/


A savoir

Le bois de chauffage et particulièrement le charbon de bois sont la principale source d'énergie au Nigéria pour les ménages, car c’est la moins chère. Le charbon de bois est aussi largement exporté vers l’Europe. « La dépendance au bois et charbon de bois comme combustible est un facteur majeur de déforestation et de pollution atmosphérique au Nigéria"Ministère de l’Économie et des Finances, Direction générale du Trésor, « La politique du Nigeria face au changement climatique », 21 juillet 2021. Tous les chiffres fournis proviennent des articles publiés par la Direction générale du Trésor et concernent l’année 2022.. Le Nigeria exporte essentiellement du pétrole brut – il représente presque 79% de ses exportations - et la quasi-totalité de sa production. Il importe plus de 90% de ses besoins en carburants. Même si sa production a beaucoup baissé, il est le 4e producteur mondial de cacao.
En 2022, le taux de pauvreté dans ce pays considéré comme la première puissance économique africaine, atteint 42% de la population. Outre l’exportation massive de ses ressources, la corruption systémique du pays en est une des causes.