L'or d'Olga de Amaral
« L'utilisation de l'or par l'artiste Olga de Amaral remonte aux années 1970. À cette époque, elle rencontre à Londres la céramiste Lucie Rie, très inspirée par le kintsugi, une technique japonaise de réparation des céramiques au moyen de poudre d'or. Olga, qui est alors installée à Paris, réalise de petits formats où elle inclue des feuilles d'or. De retour à Bogotá, elle va développer ce travail à grande échelle. L'or fait référence à la fois à cette idée de réparation mais aussi à la culture pré-coloniale. » Marie Perennès, commissaire de l'exposition.
La technique du kintsugi consistant à consolider l'objet fissuré ou à combler les brisures avec de la laque mélangée à de la poudre d’or nous laisse présumer que l’idée de réparation, corrélée à l’utilisation de l’or, a pris une valeur d’une grande puissance symbolique pour Olga des Amaral. Elle avait déjà été marquée par un voyage au Pérou où elle avait visité le musée de l'or à Lima, ainsi que le Machu Picchu et la ville de Cuzco. Cette rencontre l'a replongée dans les récits de la mythologie précolombienne venant peut-être lui rappeler la souffrance de ses ancêtres et la mémoire des pillages du métal précieux par les conquérants espagnols qui réduisirent les populations locales en esclavage dans les mines.
« L'utilisation de l'or a touché un endroit mystérieux de mon esprit", explique l'artiste. " Je me suis mise à chercher comment transformer le tissage en surfaces dorées et lumineuses ». Ainsi, à la fin des années 70, de retour d'un séjour à ParisElle expose à la galerie La demeure des tapisseries intitulées Murs tissés, durant son séjour., ce métal devient rapidement l’un de ses matériaux de prédilection, lui permettant de transformer le textile en une surface irisée qui diffracte et reflète la lumière, alors que c'est à la vibration des couleurs qu'elle s'était jusqu'alors attachée. Olga de Amaral aurait pu explorer une autre technique propre au tissage pour apporter de la lumière à ses panneaux tissés, car l'usage du métal dans la broderie et la tapisserie ne pouvait pas être méconnu par l'artiste avant même cette découverte propre à la céramique. Depuis le XVIe siècle des fils dorés apportaient richesse et scintillement dans les vastes tentures tissées de laine et soie. Ces fils, qui ont tous la même structure (ce sont des fils de soie sur lesquels a été enroulé un autre fil d'argent doré) avaient eux aussi vocation à réfléchir la lumière, l’effet d'éclat lumineux variant selon la surface d’or apparente et donc la longueur du point. Plus celui-ci prend de fils de chaîne à la fois, plus le point de fil d’or est long et plus la lumière se réfléchit. Pourtant nous remarquons que l'attention de l'artiste, quand elle découvre le kintsugi, est retenue par l'éclat, mais aussi par la pureté de la surface réparatrice, la préciosité du travail. Idées qu'elle transforme peu à peu, au point de faire disparaître la matérialité de fibres qui jusqu'alors avaient pour rôle de faire varier la couleur et frémir l'espace qui les entoure.
Nous qui avons été émerveillées par la subtilité du travail de la matière fibreuse de Olga de Amaral et qui continuons à préférer ses œuvres purement textiles, souples, libres et pleines de sensualité, nous avons tenté de nous interroger sur son usage de l'or, que d'autres artistes du XXe siècle pratiquent également Ils ont été éblouis par l’or : Gustav Klimt dans son « cycle d'or » composé de tableaux recouverts de feuilles d'or, Yves Klein, entre 1959 et 1962, avec une série de 50 Monogolds témoignant de son expérience de « l’illumination de la matière dans sa qualité physique », Joseph Beuys dans une performance demeurée célèbre, Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort, qui fait quant à lui référence à la valeur initiatique de l'or. Le plasticien se recouvre la tête d’or, ce métal indiquant pour lui « une transformation de la conscience »..
Après un diplôme d’architecture au Colegio Mayor de Cundinamarca (1951-1952), Olga de Amaral, née en 1932 à Bogotá, a poursuivi ses études à l’académie de Cranbrook dans le Michigan (1954-1955), proche de l’enseignement du Bauhaus allemand. Elle y découvre l’art textile dans l’atelier de tissage de Marianne Strengell, une artiste et designeuse finno-américaine qui fut l’une des premières à privilégier la structure et la grille du textile au motif. Si Olga de Amaral entreprend une réflexion sur les manières de travailler le textile, elle adoptera rapidement une façon de réaliser une matière textile à l'aide de bandes réalisées sur des métiers étroits. Ces bandes distinguent son travail et, jusque dans ces œuvres totalement recouvertes d'or, elle conserve cette base tissée, alors même que les couches de matières tendent à faire disparaître cette base textile. Ces bandes en laine et crin de cheval, réalisées en quantité de plus en plus grande par des artisanes«Dans son atelier, on travaille sur de petits métiers, ainsi qu’elle l’a vu faire dans les tribus indiennes de son pays. Ces métiers ne dépassent pas 24 cm de largeur au maximum. Aux États-Unis, on désigne ce genre de tissage sous le nom de ‹ Narrow Fabrics›. Amaral adapte diverses techniques à ces petites installations, notamment des entrelacs et autres méthodes personnelles. » Erika Billeter, lui permettent dans les années 1970 de construire des tapisseries monumentales, en croisant ou en superposant ces éléments de base, telles que El gran muro, composé de seize panneaux suspendus déployés sur une hauteur de six étages et composé de bandes tissées de 10 cm de large variant sur les nuances de couleurs.
L'exposition de la Fondation Cartier qui rassemble près de 80 œuvres créées entre les années 1960 et aujourd’hui (dont beaucoup n’ont jamais été présentées hors de Colombie), met en lumière les différentes périodes artistiques de l'artiste, de ses recherches formelles (sur la grille et la couleur), à ses expérimentations sur les matériaux, en passant par les influences qui l’ont nourrie (l’art constructiviste, l’artisanat latino-américain, l’époque précolombienne). Elle nous permet une approche de la spiritualité progressive de l'artiste dans la réalisation de son travail, spiritualité qui s'ancre dans l'usage de la feuille d'or. Outre ces créations étincelantes d’or qui ont fait la notoriété de l’artiste et les toutes premières recherches et expérimentations textiles qui sont visibles au sous-sol, l’exposition donne à voir, dans les salles au rez-de-chaussée éclairées par la lumière du jour, des pièces monumentales exécutées dans les années 80. Ces pièces en fibres chaleureuses et vibrantes de couleurs sont d'une sensibilité remarquable et finissent par être moins connues que les œuvres réfléchissant la lumière.
Cesta Lunar, littéralement, « panier de lune » est le titre poétique qui est donné à des œuvres réalisées entre 1991 et 2017. Le terme est aussi le symbole du passage du jour à la nuit, du soleil à la lune. L’or, lié au soleil (pour les peuples autochtones, l’or est la « sueur du soleil »), occupe aussi une place particulière dans les civilisations préhispaniques, tout en étant un symbole de pouvoir. A Bogotá, il existe un musée de l'or, appelé El Dorado (comme le lieu recherché par les européens au cours des 16e et 17e siècle), qui permet de découvrir cette symbolique à travers toutes sortes d’objets qui parlent du cycle du temps : des bijoux (colliers, boucles d’oreilles, bracelets, narigueras pour le nez, broches…), des outils du quotidien (hameçons, aiguilles, peignes…) et même du textile (dans le Quindio, les indiens Quimbayas utilisaient aussi l’or pour se vêtir).
A partir de 1996, Olga de Amaral débute également les Estelas qui prennent la forme de stèles dorées, composées d’une structure tissée en coton très rigide et recouvertes d’une épaisse couche de gesso puis de peinture acrylique et de feuilles d’or qui font presque oublier le tissu. Pour elles, l'artiste abandonne les petits carrés espacés les uns des autres par l'apparition des fils de chaîne qui ont jusqu'à présent fait partie de son vocabulaire formel et avec lesquels elle avait créé des rubans, matière première de ses surfaces. Dans cette série des Estelas, Olga a préservé malgré tout une immuable structure tissée en coton comme base sous la couche du précieux métal. Cette conservation nous renvoie à la question de l’identité. Ici, celle de l’artiste issue d'une formation au tissage auprès de Marianne Strengell. Le tissage, c’est son essence, sa singularité, son âme, son noyau qui fait qu’elle reste elle-même - artiste textile - au cœur du changement et de l’évolution de ses créations.
Une autre série d’œuvres est entreprise à partir de 2009 : les Srada réalisées par des bandes très étroites qu'elle entrelace de façon non orthogonale et qui apportent un dessin plus suggestif de paysage malgré la couleur unique de l'or, les reflets de celui-ci accentuant le motif montagneux et les courbes légèrement plissées de la pièce suspendue.
En plaçant l'or au cœur de ses créations, Olga de Amaral tisse une toile qui convoque tout à la fois le sacré et le profane, la spiritualité et le travail de la matière. Pour comprendre pourquoi l'or a pu la séduire à ce point, on peut penser à l’inaltérabilité de ce métal. Dans les Estelas en lévitation au-dessus du sol, l’accumulation du matériau or vient « pétrifier » les bandes tissées et leurs formes sont figées pour l’éternité, soulignant, quand on s’attarde devant elles, la fuite inexorable du temps.
« En construisant des surfaces, je crée des espaces de méditation, de contemplation et de réflexion. Chaque petit élément qui compose la surface est non seulement signifiant en soi, mais entre en résonance avec l’ensemble, tout comme l’ensemble entre profondément en résonance avec chacun des éléments qui le composent. » Olga de Amaral