Le Paris de l'art textile
Le Grand Palais, la Fondation Cartier, le musée du Quai Branly, le Musée Bourdelle, quatre grandes institutions parisiennes ont fait le pari d'exposer des artistes de l'art textile en 2025. Et ce sont toutes des femmes : Sheila Hicks, Magdalena Abakanowicz, Olga de Amaral et Chiharu Shiota. Les trois premières sont nées dans les années 30 du siècle dernier, ont pratiqué le tissage et se sont fait connaître dans les années 70/80 en exposant aux Biennales de la tapisserie de Lausanne - ce qui signifie qu'il aura fallu attendre plusieurs décennies avant que les institutions parisiennes reconnaissent l'importance et l'originalité de leurs œuvres -, tandis que Shiota est née justement à l'époque où les Biennales avaient un retentissement mondial et durant laquelle elles ont beaucoup œuvré pour la reconnaissance de l'art textile.
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Ces concordances exceptionnelles d'expositions d'art textile dans la capitale réjouissent fortement Textile Art, mais nous inquiètent aussi, car elles pourraient engendrer la croyance que l'art textile est essentiellement celui du domaine féminin. Objectivement, il est vrai que les femmes sont surreprésentées dans la pratique, mais cela ne veut pas dire que le textile est un domaine qui leur est plus favorable. La conduite automobile est-elle une pratique féminine ou masculine ? Il y a longtemps que l'on ne se pose plus cette question et les fabricants automobiles ont compris à qui ils devaient s'adresser pour vendre leurs véhicules.
Tant que le domaine du textile restera, dans l'imaginaire des spectateurs et surtout des collectionneurs, attaché au monde des femmes, la valeur que le marché de l'art lui apportera sera toujours moindre que s'il était aussi investi par des artistes hommes. Il m'est très étrange d'écrire ceci car, en 1976, j'écrivais un mémoire de maîtrise ayant pour titre « La tapisserie comme expression de femme » et je défendais la tapisserie comme terrain privilégié pour les femmes artistes. Curieusement, dans cette période féministe, les œuvres des artistes femmes du textile, ne relayaient pas de façon importante les revendications féminines à cette époque, elles étaient plus tournées vers les domaines de l’expressivité de la matière et de la troisième dimension. Les femmes cherchaient à s'affirmer et surtout à trouver leur place dans un espace qui leur en laissait encore. Je ne dirais pas aujourd'hui que je me suis trompée, car statistiquement le nombre de femmes qui exposaient aux Biennales de Lausanne – une bonne base statistique pour mes recherches – était important. Mais par contre, c'était une erreur de penser que la revendication de cet espace particulier allait faire que le monde de l'art porterait un nouveau regard sur la tapisserie et l'art textile.![]()
Il aurait été préférable d'insister sur le fait que des hommes réalisaient eux aussi des travaux remarquables avec le métier à tisser, le fil et la toile. C'est pourquoi, après la rétrospective de Francis Wilson que le musée de la tapisserie d'Angers à monté en 2020, nous aimerions aujourd'hui voir une grande exposition des œuvres engagées de Josef Grau Garriga qui était à la fois peintre et licier, de Pierre Daquin, formé au Gobelins, qui a su trouver des voix nouvelles aussi bien en tapisserie que dans ces œuvres en papier, de Guy Oudouin – dit Odon – qui dans la deuxième moitié des années 1970, a montré ses premiers tressages, tous quatre contemporains des trois aînées que nous avons citées.
Le vrai changement serait de reconnaître, pour sortir des idées toujours ressassées d'une appartenance des pratiques textiles au monde du féminin depuis des millénaires, que ces techniques non seulement ont toujours été pratiquées par les deux sexes, mais que la sensibilité et l'expression de chacun peuvent s'y retrouver. Dans les pays où les hommes ont continué à travailler le fil en tissant, en cousant ou en brodant (en Afrique de l’ouest, ce sont les hommes qui tissent le kente en associant plusieurs fils de soie et de coton de différentes couleurs, et qui sont prisés par les plus grands couturiers), sont ceux où l'on rencontre de jeunes artistes masculins qui n'hésitent pas à manier les qualités du textile sous des formes hybrides, à la suite des remarquables rideaux de l’artiste ghanéen El Anatsui.![]()
Pour la présentation d'un colloque, Défilages, s'étant tenu en 2015 et qui proposait une réflexion sur les multiples utilisations artistiques du textile, dans une perspective d’étude de genre, il était noté que « longtemps confidentiel et considéré comme un « art de dames », l’art textile s’appuie aujourd’hui sur une créativité sans cesse renouvelée et une réflexion aiguë. » et que « devenu le lieu d’un questionnement intersectionnel – utilisé pour revisiter l’histoire, la société, les rapports socio-politiques et les questions de genre – l’art textile offre différentes possibilités. » Il était ajouté que « s’appropriant le textile pour revisiter l’Histoire, la société, les rapports sociaux et politiques, cet art est ainsi devenu le lieu d’un questionnement intersectionnel qui soulève le voile féministe sous lequel il avait été longtemps refoulé. » Le paysage textile n'est toujours pas aussi partagé que ce qu'écrivent les auteurs, mais il trouve sa place dans l’hybridation des pratiques artistiques. Et, ce qui risque d 'accompagner ces changements, c'est une disparition de spécificité des pratiques textiles. Le domaine peut s'ouvrir en même temps qu'il ne sera plus vu comme spécifique à un sexe, quitte à remarquer encore une fois que la tapisserie de lice, celle qui a initié les pratiques de Abakanowicz, Amaral et Hicks, celle qui les a ouverte à d'autres formes et d'autres matériaux, sera la grande oubliée. Marginalisée en raison de son coût, elle ne peut majoritaire exister en France et dans bien d'autres pays que si elle est soutenue par des institutions telles que nos manufactures.
Ainsi, nous avons appris récemment que la Triennale internationale de la tapisserie de Lodz a été rebaptisée 18e Triennale textile internationale de Lodz. Cet événement international, se tenant en Pologne, était le plus ancien et le plus prestigieux censé mettre en valeur l’art textile contemporain du monde entier. Tenue tous les trois ans au Musée central du textile de Lodz, la Triennale présentait des œuvres innovantes d’artistes qui explorent les limites du textile comme une forme d’art, combinant des techniques traditionnelles avec des approches modernes. Ce changement de nom qui pourrait renforcer toutes les formes de pratiques textiles est au contraire le signe d'une diminution des artistes textile dans la triennale.
Paris, par ces expositions, montre que des femmes artistes importantes ont marqué leur époque dans le domaine du textile, qu'elles ont su lui donner une dimension historique et qu'il faut leur rendre un hommage, mais, malheureusement, ces expositions ne mettent toujours pas à égalité de regard sur les femmes et les hommes. Il suffit de compter la majorité de spectatrices qui les fréquentent. Maintenant une page doit se tourner et les discours convenus cesser. La reconnaissance des femmes artistes ne se trouve pas particulièrement là. Pour ne pas tomber dans un piège, elles ont d'autres domaines à investir, qu'elles espèrent bien partager, sans qu'on se focalise sur leur genre.
Paris and Fiber Art
The Grand Palais, the Fondation Cartier, the Musée du Quai Branly, and the Musée Bourdelle — four major Parisian institutions — have taken the bold step of exhibiting textile artists in 2025. And all of them are women: Sheila Hicks, Magdalena Abakanowicz, Olga de Amaral, and Chiharu Shiota. The first three were born in the 1930s, practiced weaving, and became known in the 1970s and 1980s through their participation in the Lausanne Tapestry Biennials — which means that it took several decades before Parisian institutions recognized the importance and originality of their work — while Shiota was born precisely at the time when the Biennials had worldwide resonance and were instrumental in the recognition of textile art.
This exceptional concurrence of textile art exhibitions in the capital greatly delights Textile Art, but it also worries us, because it could foster the belief that textile art is essentially a feminine domain. Objectively speaking, it is true that women are overrepresented in the practice, but that does not mean that Fiber Art is a field more favorable to them. Is driving a car a feminine or masculine activity ? No one asks that question anymore, and car manufacturers long ago realized to whom they needed to appeal in order to sell their vehicles.
As long as the field of textiles remains, in the imagination of viewers and especially of collectors, attached to the world of women, the value that the art market grants it will always be lower than if it were equally invested in by male artists. It feels very strange for me to write this, because in 1976, I wrote a master’s thesis entitled “Tapestry as a Woman’s Expression”, in which I defended tapestry as a privileged medium for women artists. Curiously, during that feminist period, the works of female textile artists did not strongly echo feminist demands; rather, they focused on the expressivity of materials and the exploration of the third dimension. Women sought to assert themselves and, above all, to find a place in a space that still left them little room. I would not say today that I was wrong, since statistically the number of women exhibiting at the Lausanne Biennials — a good data set for my research — was indeed significant. But it was an error to believe that claiming this particular space would cause the art world to view tapestry and textile art in a new light.
It would have been preferable to emphasize that men, too, were creating remarkable works using the loom, thread, and fabric. That is why, following the Francis Wilson retrospective organized by the Tapestry Museum of Angers in 2020, we would now like to see a major exhibition of the engaged works of Josef Grau Garriga — both painter and weaver — of Pierre Daquin, trained at the Gobelins, who found new paths both in tapestry and in his paper works, and of Guy Oudouin (known as Odon), who in the second half of the 1970s presented his first weavings — all four contemporaries of the three senior women mentioned earlier.
The real change would be to recognize — in order to break away from the endlessly repeated ideas about the supposed feminine nature of textile practices that have existed for millennia — that these techniques have always been practiced by both sexes, and that the sensitivity and expression of each can be found within them. In countries where men have continued to work with thread — weaving, sewing, or embroidering (in West Africa, for example, it is men who weave the kente cloth by combining multiple silk and cotton threads of various colors, highly prized by top fashion designers) — one finds young male artists who do not hesitate to explore the qualities of textiles in hybrid forms, following in the footsteps of the remarkable draperies of Ghanaian artist El Anatsui.
For the presentation of the 2015 colloquium Défilages, which offered a reflection on the many artistic uses of textiles from a gender-studies perspective, it was noted that “long confined and considered a ‘ladies’ art,’ textile art today draws on ever-renewed creativity and sharp critical reflection,” and that “having become a site of intersectional questioning — used to revisit history, society, socio-political relations, and gender issues — Fiber Art offers multiple possibilities.” It was further added that “by appropriating textiles to revisit history, society, and social and political relations, this art has become a locus of intersectional inquiry, lifting the feminist veil under which it had long been repressed.”
The textile landscape is still not as balanced as the authors claim, but it is finding its place within the hybridization of artistic practices. What may accompany these changes, however, is the disappearance of the specificity of textile practices. The field may open up even as it ceases to be seen as specific to one gender — though we may once again note that tapestry weaving, the very technique that inspired Abakanowicz, Amaral, and Hicks, opening them to new forms and materials, is becoming the great forgotten one. Marginalized because of its cost, it can exist on a large scale in France and many other countries only when supported by institutions such as our national manufactures.
Thus, we have recently learned that the International Tapestry Triennial of Łódź has been renamed the 18th International Textile Triennial of Łódź. This international event, held in Poland, was the oldest and most prestigious showcase for contemporary textile art worldwide. Held every three years at the Central Museum of Textiles in Łódź, the Triennial presented innovative works by artists exploring the boundaries of textiles as an art form, combining traditional techniques with modern approaches. This name change, which might have been expected to strengthen all forms of textile practice, is instead a sign of a decrease in the number of textile artists represented in the Triennial.
Through these exhibitions, Paris demonstrates that major women artists have left their mark on the field of textiles, giving it historical depth and deserving homage. But unfortunately, these exhibitions still do not provide an equal view of women and men. One only needs to count the majority of female visitors who attend them. Now a page must be turned, and the conventional discourse must stop. The recognition of women artists does not lie particularly here. To avoid falling into a trap, women have other fields to explore — fields they hope to share — without their gender remaining the focus.