Rencontre avec Léa Belooussovitch, 2021 (10'12")
ENTRETIEN et CONFÉRENCE
Courtoisie de l’artiste et du MAMC Saint-Étienne Métropole. Courtesy the artist and MAMC Saint-Étienne Métropole.
Léa Belooussovitch est questionnée ici sur son travail à l’occasion de son exposition Feelings on felt au Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne. Pour cet évènement, l’artiste présente une technique récemment déployée, le dessin au crayon de couleur sur feutre de laine. L’artiste interroge dans les oeuvres présentées, notre rapport avec les images de presse, en particulier les faits divers et les évènements violents qui apparaissent dans le monde. La matérialité numérique, l’instantanéité de ces images souvent amatrices provoque un décalage sur la puissance visuelle normalement donnée à voir avec un geste créé par l’artiste pour panser, trouver un nouveau dialogue avec les personnes photographiées. Léa Belooussovitch réattribue le propos sur le contexte, l’évènement pour effacer, absorber par les fibres, le pathos politique du sujet. Bien que l’ensemble de son travail souligne l’invisibilisation de sujets, le feutre, qui floute en créant des aplats colorés juxtaposés, lisse tout de même le propos initial des photos reporters et amat·eur·rice·s des images originales collectées. C’est un reproche qui est souvent fait à ces derniers. Reste au spectateur à reconstituer dans sa tête les détails manquants grâce aux légendes, immortalisant ainsi la mémoire de ce·lles·ux bien souvent oublié·e·s au profit des autorités de pouvoir. L’artiste compte par ailleurs plusieurs oeuvres qui impliquent la plasticité textile comme dans France (2012-2016), Perp Walk, Facepalm, Brothers Trump, Missed shot ou encore Nécrologue, réalisées entre 2017 et 2014.
« En effet je choisis souvent des matières textiles, en fibres non tissées principalement. Je récolte à l’atelier beaucoup de serpillières, des essuies, des tissus divers, des serviettes en coton, des échantillons de feutrine, des torchons, des lavettes très bas de gamme, que je trouve un peu partout. Il y a l’aspect « nettoyage » que je trouve intéressant, tout comme le fait que ce sont des textiles le plus souvent à usage unique, destinés à être salis puis jetés. J’aime en particulier les fibres non tissées car ce sont des fibres accumulées les unes avec les autres, qui s’agglomèrent, qui proviennent parfois d’un animal, parfois de restes d’autres tissus que l’on jette, et qui ont des propriétés d’absorption intéressantes. L’encre pénètre bien dedans, et quand au crayon de couleur sur le feutre, la réaction est immédiate et plastiquement fascinante. À un niveau plus conceptuel, les tissus que j’utilise sont à envisager comme des récepteurs d’une image ou d’une donnée : ils les reçoivent et leur confère un caractère sensible, sensuel, que l’on a envie de toucher dans certains cas. Ils leurs donnent un « corps ». Il y a aussi cet aspect d’étouffement, d’enveloppement, dans les pièces qui parlent de victimes : les tissus leurs confèrent une sensibilité, un silence et une fragilité. »
Propos recueillis par Cécile Archambeaud, Printemps 2019.
Léa Belooussovitch is questioned here about her work during her exhibition Feelings on Felt at the Museum of Modern Art in Saint-Étienne. For this event, the artist presents a recently deployed technique, drawing with colored pencil on wool felt. The artist questions in the presented works our relationship with press images, in particular the various facts and violent events that appear in the world. The digital materiality, the immediacy of these often amateur images, causes a shift in the visual power normally given to see with a gesture created by the artist to heal, to find a new dialogue with the people photographed. Identities that are often stifled in the face of the power of the press which robs them of their image as human beings. Léa Belooussovitch reassigns the subject to the context, the event to erase, absorb by fibers, the political pathos of the subject. Although all of her work emphasizes the invisibilization of subjects, the felt, which blurs by creating juxtaposed colored areas, nonetheless smoothes the initial purpose of the reporter and amateur photographs of the original images collected. It is a reproach which is often made to the latter. It remains for the spectator to reconstruct in its head the missing details thanks to the captions, thus immortalizing the memory of these often forgotten for the benefit of the authorities of power. She also has several series of artworks that involve textile plasticity as in France (2012-2016), Perp Walk, Facepalm, Brothers Trump, Missed shot or even Nécrologue, produced between 2017 and 2014.
« Indeed, I often choose textile materials, mainly non-woven fibers. I collect in the workshop a lot of mops, towels, various fabrics, cotton napkins, felt samples, tea towels, very low-end dishcloths, which I find everywhere. There is the « cleaning » aspect that I find interesting, as well as the fact that these are mostly single-use textiles, intended to be soiled and then thrown away. I especially like non-woven fibers because they are fibers accumulated with each other, which clump together, that sometimes come from an animal, from the remains of other fabrics that we throw away, and that have interesting absorption properties. The ink penetrates well, and when the colored pencil is on the felt, the reaction is immediate and plastically fascinating. At a more conceptual level, the fabrics that I use are to be considered as receptors of an image or of a given: they receive them and give them a sensitive, sensual character, that we want to touch in some case. They give them a « body ». There is also this aspect of suffocation, of envelopment, in the pieces that speak of victims: the fabrics give them sensitivity, silence and fragility. »
Interview by Cécile Archambeaud, Spring 2019.