Cécile Borne par Jean-Claude Le Gouic

Texte écrit à l’occasion de l’exposition de Cécile Borne à La galerie du Faouëdic, espace municipal de Lorient, en 2019.

 

Cécile Borne, la métamorphose des textiles marins

 

La galerie du Faouëdic, espace municipal de Lorient, présentait au printemps 2019 une exposition de Cécile Borne ayant pour titre Archéologie de l’abandon.
Cette artiste s'intéresse aux restes textiles qu'elle rencontre lors de ses promenades sur les grèves des plages, souvent de Bretagne (elle vit à Douarnenez) ou d’ailleurs lors de ses voyages (Portugal, Tunisie, etc.). Elle délaisse les bois flottés pour s’intéresser aux résidus de vêtements ou de cordages de pêche. Ces fragments échoués sont chaque fois des traces de présence de l'homme, permettant d'imaginer des morceaux de vie singulière. Après recueil et sélection attentive de ces tissus-mémoire, leur présentation organisée dans l’espace de l’exposition permet au visiteurs une double prise de conscience, d’une part celle du passage du temps et d’autre part l’étonnante beauté de ces reliques profanes. Comme dans les recherches archéologiques, ces restes textiles sortent de l'anonymat à condition que quelqu'un s'y intéresse et vienne leur redonner d'abord une visibilité et ensuite éventuellement quelque signification.

Paysage, 120x75cm ( 2008)Cécile Borne ramasse des tissus et attend qu'ils lui fassent signe par quelque aspect encore présent. Elle classe, compare, assemble pour faire émerger une existence visuelle : ce qui n’était presque rien devient intéressant. C'est l'addition de fragments de textiles parents qui donne une visibilité et une présence pouvant aboutir à un intérêt historique et/ou sociologique. L’artiste sensibilisée à tout ce qui touche au corps par la pratique de la danse porte attention durant ses déambulations à ce que d'autres passants ignorent ou méprisent. Elle ramasse toutes sortes de parcelles d’étoffes rejetées par la mer. Si le premier enclenchement est visuel c'est lors du passage par ses mains que se révèlent les traces de présence d'un autre temps et les marques d'autres interventions manuelles comme le tissage ou la couture. Ces vêtements réalisés pour des hommes ou des femmes étaient au départ des choses très ordinaires. Pourtant le temps passé dans la mer charge ces parcelles d’étoffe d’une certaine transcendance. Le regard de la plasticienne a sauvé ces presque riens et en les exposant; elle les pousse à acquérir des significations culturelles. Ces textiles appartiennent à une autre histoire et à un autre temps pourtant pas si lointain.

Ils possédaient alors des formes différentes et surtout d’autres colorations. Les rebuts rejetés par la mer signalent une existence singulière qui reste largement énigmatique; les formes et les couleurs ont été métamorphosées par les furies de l’océan. Quelque chose du passé demeure, même si on ignore les événements, les accidents et le parcours qui les ont conduits à échouer sur une plage. Les textiles traditionnels, coton, lin, laine, ont tendance à évoluer vers des teintes brunâtres approchantes. Les pigmentations des tissus synthétiques résistent beaucoup mieux : de fait les bleus et les verts des cordages des filets de pêche parviennent à illuminer l'exposition.

Petits bateaux ( 2018)Rarement les morceaux épars, sauvés de la totalité infinie des déchets produits par les humains, parviennent à donner à voir un vêtement presque complet. C'est pourtant le cas pour la chemise reconstituée à partir de deux fragments découverts à six mois d'intervalle et 50 km de distance dans la baie de Douarnenez (Petits bateaux, 2018). On ne peut retrouver celui qui l’a portée mais la localisation des taches d’usage encore visibles peut laisser supposer certaines des activités de leur propriétaire.

Cécile Borne donne une nouvelle vie non plus fonctionnelle mais juste visuelle aux résidus qu'elle trouve. Elle réussit à promouvoir les déchets, à leurs donner un surcroît de sens en utilisant des traitements plastiques récurrents dans les pratiques artistiques depuis les inventions du cubisme et du surréalisme. Ses études et une pratique de longue date l’ont familiarisée avec le collage, l'assemblage, l'organisation d'une collection et la mise en place d’installations. Le vaste espace de la galerie permet de se trouver face à ces divers types de formulations plastiques.

Donner à voir la beauté des résidus textiles c'est inverser la valorisation promue par les catalogues ou les vitrines des modes vestimentaires. Ce travail serait en quelque sorte de l’anti pop art. Il ne valorise pas la consommation du toujours plus neuf, plus clinquant mais espère au contraire amener les spectateurs à porter leur attention sur les qualités plastiques retrouvées des textiles après l'usure du temps et les lessivages répétés des marées. Après Marguerite Yourcenar qui nous a rappelé combien le temps était un grand sculpteur, Cécile Borne nous donne à voir la multiplicité et la subtilité des effets de la mer sur les tissus et les cordages. Parce que fortement altérées les matières textiles recueillies par l'artiste doivent être manipulées avec beaucoup d'attention; elles sont devenues précieuses du fait de l'étiolement progressif du matériau.

Le glanage ciblé des tissus a conduit à l'instauration d'une collection personnelle; celle-ci révèle la sensibilité particulière de l'artiste qui, comme déjà signalé, privilégie les relations aux corps et les aspects tactiles. Cécile Borne n’est pas la seule à s’intéresser aux choses rencontrées sur les grèves mais sa quête est sélective donc orientée à l'inverse de celle visant à constituer un inventaire comme Gabriel Orozco. L’artiste mexicain, pour son exposition Sandstar au musée Guggenheim (New York) avait récolté sur des plages du Mexique de multiples objets naturels (coquillages, galets, etc.) ainsi que des déchets de diverses choses produites par l’homme rejetées par la mer, soit en tout 1200 objets de toutes sortes et de toutes tailles. Le travail créatif de l’artiste de Douarnenez, plus sensible et aussi plus romantique, se rapproche plutôt de celui de Kurt Schwitters qui après la guerre en 1918 s’est fait chiffonnier et assembleur de fragments divers avant de composer ses étonnants collages.

Dentelles de mer, 300x400cm ( 2019)Cécile Borne diversifie les formes de mise en œuvre des matériaux récoltés. Elle procède parfois par la réunion de formes parentes comme pour le très beau mur central de l'exposition de Lorient où sont disposés de nombreux lambeaux de chemises et de T-shirts usés et ajourés (Dentelles de mer, 2019). Malgré la planéité due à un précautionneux repassage la mémoire des corps humains reste sensible. L’effet collection se retrouve aussi dans le panneau constitué par le rapprochement de petits anneaux vert- bleus, tous semblables et tous différents. D’autre fois, avec des fragments de textiles aplatis, elle procède par assemblage pour réaliser des compositions plastiques bidimensionnelles. L’artiste parvient à valoriser plastiquement l’accumulation des restes et leur donner par leur réunion une présence différenciée. La composition abstraite met en valeur les parentés de couleur ou de texture des divers fragments. Dans d’autres réalisations il y a mise en place d’un dialogue par superposition: l’un des tissus choisi comme fond sert à valoriser la présence d’un autre plus petit et plus découpé qui vient faire figure.

Principe mâle et femelle de la création du monde chez les indigènes du 7ème continent, 100x180 ( 2019)Les fragments issus des filets de pêche ramassés sont si nombreux qu'ils peuvent servir à de vastes interventions momentanées dans le paysage marin. Celles-ci, constituées par accumulations de cordages, prennent la forme de coulées disposées dans des lieux naturels choisis pour leur configuration. Entre les rochers et sur la plage elles évoquent des coulées d’eaux bleues et vertes fort ambigües, c’est beau bien qu’on ne puisse se résoudre à positiver cette grave pollution. Dans l'exposition plusieurs photographies couleurs témoignent de ces interventions ponctuelles.
Dans sa démarche créatrice Cécile Borne réunit le temps et l’espace, le passé et le présent. Mettre en valeur des restes est une action contre l’exclusion, c’est implicitement faire référence à un ailleurs et choisir, au lieu de l’oubli, de proposer une re naissance pour ces textiles. Les restes échoués sur les plages qui apparaissaient comme les plus vils des matériaux, ont retrouvé, en passant par les mains de l’artiste, l’appréciable statut d’œuvre d’art. La métamorphose a eu lieu: leurs qualités plastiques et esthétiques sont maintenant propres à retenir le regard de visiteurs des expositions qui n’auraient antérieurement pas porté attention aux tissus échoués.

Jean Claude Le Gouic, mai 2019

Sans titre, 70x70cm ( 2015)