Juillet 2024 : CREATION TEXTILE ET ENGAGEMENT POLITIQUE

Le textile a permis, il y a soixante ans déjà, à quelques artistes de développer des propos politiques. Nous constatons que ce qui était une tendance marginale dans la création textile, alors peut-être plus généralement attentive à des préoccupations formelles, est une orientation qui s'accentue depuis deux décennies. De nombreux artistes français et internationaux développant un propos social, écologique ou politique engagé, se sont emparés du textile pour sa force d'expression et son langage universel. Nous en avions partiellement rendu compte dans plusieurs des éditoriaux diffusés sur notre siteVoir nos éditoriaux de décembre 2015 (Fibre climatique) , juin 2017 (Le textile, grand bonheur de la vie), septembre 2018 (Approche d'un nouvel engagement), juillet 2022 (Veiller textilement la terre), avril 2023 (femmes)., mais nous voudrions revenir sur l'attraction forte que de nouveaux artistes, souvent venus de cultures minoritaires ont pour lui, considérant que les matériaux textiles spécifiquement et les techniques auxquelles ils sont indissociables ont le pouvoir d’exprimer des revendications, des actes de résistance et des expressions identitaires, dans une approche artistique.

Grau Garriga Josep, Monument a l'espoir, San Cujat del Vallès, 1973Ainsi, bien que le mouvement du Fiber art, à la fin du XXème siècle, ait préparé le terrain de mises en cause des pouvoirs (pensons la place des femmes dans les biennales de Lausanne), allié à un combat artistique porté par des expressions de grandes puissances (nous pensons à des artistes comme Magdalena Abakanowicz, Jacoda Buic ou Josep Grau Garriga qui s'affrontaient à la conception de pièces de très grands formats engagées politiquement), il ne semble pas que les jeunes artistes qui aujourd'hui s'emparent du textile soient prêts à se revendiquer de leur filiation. On peut le comprendre en se rappelant que la pratique de ces artistes textiles engagés alors était celle de la tapisserie de lice, technique qu'aujourd'hui bien peu de créateurs pratiquent, la trouvant trop complexe ou trop lente. Ces anciens, en bousculant la technique de référence pour la faire évoluer vers plus d'énergie, cherchaient non seulement à lui donner une plus grande expressivité formelle, mais aussi à faire de leur œuvre un manifeste qui ne soit pas qu'esthétique. C'était la première fois que la tapisserie se montrait sous un jour militant. Comme si en se battant pour un renouveau de la tapisserie, tout le milieu qui l'avait porté jusqu'à-là était lui aussi à remettre en cause. Une autre analyse pourrait aussi être tenter en suggérant que des femmes et des hommes aux convictions politiques fortes se sont appuyés sur un renouvellement d'une pratique ancienne, la tapisserie, pour tenter une dénonciation de certaines injustices de la société qu'ils voulaient voir disparaître. Les valeurs (celle de la tapisserie, comme celle du monde) devaient changer. Ce qui nous rapprocherait de la situation actuelle. Voilà donc les créateurs des générations du XXIème siècle, particulièrement sensibles aux inégalités, construisant leurs œuvres avec des modes d'expression plus libres, qui allient sculpture et installation, peinture et photographie, film et expression sonore, écriture et textile, ou d'autres combinaisons encore, et qui se tournent vers les capacités expressives diverses de ces techniques pour mettre en perspective leurs inquiétudes sur le monde.

Pour approcher la création textile d'aujourd'hui sous l'angle de l'investissement politique des artistes, il faut non seulement écouter leurs discours, mais aussi analyser avec intérêt les techniques qu'ils choisissent car elles proviennent souvent d'une revendication culturelle. Et pour aborder ces choix significatifs, nous avons la chance de pouvoir profiter de la parution récente d'un livreLes artistes et le textile de Anne-Marie Minella et Jean-Yves Bosseur, Éditions Les presses du réel, 2024 qui fait des portraits de très nombreux créateurs utilisant le textile. Les auteurs, qui ne sont pas des spécialistes de l'histoire de la tapisserie, préviennent qu'ils ne se sont pas limités aux artistes ayant une connaissance technique du tissage et des autres transformations ou manipulations de la fibre. Ils se sont donc penchés sur tous ceux qui ont fait un usage du textile dans un sens très large, allant de la fibre aux produits manufacturés, et qui, grâce à celui-ci, ont attribué un sens particulier à leur travail, tout en donnant une originalité formelle à leurs créations.

Les six pages du premier chapitre posent clairement la place que le textile (fil, tissu, vêtement, objet du quotidien travaillé de fibres) a pu prendre dans le milieu artistique depuis plusieurs décennies grâce à ses qualités propres de souplesse et de maniabilité. Il est souligné que les propos des artistes sont évidemment variés et que, s'ils se tournent vers des questionnement sociaux-politiques, identitaires ou écologiques, ils peuvent aussi être portés par une quête de spiritualité ou le désir de retrouver des traditions. Cette volonté de réappropriation peut évidemment aussi être considérer comme un engagement politique : la disparition de savoir-faire considérés comme artisanaux nous concernant dans notre savoir général et la préservation de ce patrimoine étant un enjeu préoccupant. Après cette introduction qui nous permet d'entrer dans le paysage textile, les chapitres qui font un panorama des artistes militants selon l'angle par lequel ils abordent leur engagement, sont les plus utiles pour la question qui nous intéresse. Le textile, précisent les auteurs, a été choisi par eux comme support général de leur regard sur la création plastique, car, « le tissu, par les fonctions qu'il occupe dans de nombreuses cultures à travers le monde, ne pouvait que se trouver associé à ces explorations multiples du passé, du présent et du futur. »Idem, p. 104

Afin d'accéder aux moyens mis en œuvre par les artistes dans le but d'exprimer ce que leurs regards critiques et préoccupés sur l’époque leur font observer, quatre chapitres s'efforcent à une classification, abordant les liens qu'entretiennent l'histoire et l'actualité, ainsi que l’intime et le politique. Ces quatre portes d'entrée, qui ne peuvent être des catégories totalement fermées, nous aident à approcher les enjeux d'aujourd'hui et regroupent les propositions artistiques selon les préoccupations dominantes des artistes : militantisme artistique (Guerres et pouvoir, Frontières et migrants, La mondialisation), identités et cultures (Les Afro-Américains, Les origines africaines, Les peuples autochtones), identité et genre (La « 2ème vague »du féminisme, Féminisme ou féminine, Sexisme et racisme, Les artistes LGBTQ), l'environnement. Artiste après artiste, on lit comment chacun d'eux s'implique dans un engagement personnel dans le milieu artistique pour produire des œuvres qui ont pour but de changer les perceptions anciennes, les équilibres installés, les considérations de genre, les crises liées à la consommation. Et l'on voit que le nombre d'artistes, pour qui le textile est un outil permettant d'affirmer une idée forme une liste longue. Ces suites de descriptions, auxquelles manquent le support de grandes images qui auraient permis de moins décrire et de nous confronter plus directement aux œuvres, donnent le tournis. Et cela nous amène à poser cette question : y-a-t-il un autre mode de production artistique qui permette tant de variations à portée de main ?
A portée de main étant bien une question déterminante pour parler de pratiques qui font référence à la sensibilité, à l'intime et au vécu. A travers des objets de fils et de fibres plus ou moins quotidiens, il semble plus facile de traduire le ressenti d'indignations politiques. Cordes, fils de fer qui encerclent, câbles électriques qui résistent, fibres végétales qui évoquent une nature en danger, tissus imprimés qui portent dessins et couleurs, rideaux, dentelles et vieux habits imprégnés d'histoire, perles, épingle à nourrice, boutons, ces objets ont un pouvoir évocateur et un rôle symbolique qui peut donner du poids à l’œuvre créée. Sans oublier que le textile est un matériau vivant : il se modèle à notre gré, il est une seconde peau et, par son langage commun à tous, il a une grande puissance relationnelle. De plus il est nomade Ce nomadisme, outre de faciliter la circulation des œuvres chargées de propos, nous transpose dans un monde ou les échanges seraient facilités.

Pour développer des formes en deux ou trois dimensions qui tentent de nous surprendre, de nous séduire et de nous toucher chacun personnellement, les moyens à disposition des créateurs semblent illimités, que cela soit dans les techniques – aux diverses méthodes - que dans les matériaux - d'origine animale, végétale, minérale et synthétique. Le panorama des démarches d'artistes que les auteurs ont choisi d'évoquer nous permet de rencontrer des usages de matières brutes ou manufacturées, des retrouvailles de techniques déconsidérées, des détournements de fonction, des réemplois et des combinaisons avec d'autres techniques, mais ce panorama privilégie une approche trop centrée sur le propos, le sujet politique développé, au détriment, à notre avis, de l'expression intrinsèque des savoir-faire.
Puisque le textile ouvre aux inventions infinies de formes, il nous semble que pour tenter de se repérer esthétiquement dans la façon de s'engager des artistes il aurait été utile de mener une approche par les techniques. Cela aurait permis de rentrer dans la physicalité des œuvres, dans la densité corporelle de l'implication. Qu’elles soient ancestrales ou en capacité d’évolution et de métamorphose, les techniques textiles réclament un apprentissage effectif et parfois rigoureux. Sans elles la création magnifiée par ce matériau, ne pourrait se développer. D'autant que leur préservation est un premier acte de résistance. Elles sont non seulement un monde en soi, mais aussi une représentation concrète de l'imaginaire.
Par ailleurs le textile produit des images faisant avant tout appel à nos perceptions tactiles. C'est pourquoi il nous touche et nous émeut. Parmi les artistes, il y a ceux et, plus souvent, celles qui tissent et détissent, qui tricotent, qui brodent, qui empilent, qui accrochent et installent, qui teignent, qui peignent, qui nouent…, toutes techniques, pouvant se mêler, afin de se prêter aux revendications des créateurs militants. Une telle approche aurait été plus enrichissante pour une compréhension de la spécificité du textile.

Les expositions présentes et passées dont notre site rend compte est une mine d'exemples dans laquelle les auteurs ont certainement puisé. Et dans laquelle nous sortons quelques approches.

La tapisserie avec Melissa Cody, tisserande Navajo de quatrième génération qui a cette fidélité indéfectible au métier à tisser Navajo traditionnel. Son travail se veut le symbole historique de l’action militante et de l’engagement politique passés de ses ancêtres, entrelacée à la volonté d’une création novatrice actuelle. Elle exprime tout à fait ce qu’est la créativité en perpétuelle évolution et comment elle devient objet de revendication en mixant des techniques ancestrales et des nouvelles technologies numériques. Elle perpétue les méthodes de tissage Navajo de Germantown, qui ont été utilisées pour la fabrication des couvertures fournies par le gouvernement américain au peuple Navajo lors de l'expulsion forcée de ses territoires au milieu des années 1800.

La broderie avec Fanny Viollet dont les motifs brodés surprennent par la variété des thèmes abordés et des matières employées, comme par la technique singulière adoptée par une virtuose de la machine à coudre. Ces œuvres faites de récupération de fils, de tissus et de papiers, discrètement ironiques et insolentes, évocatrices des conditions de vie des femmes, s'approchent de celles d'autres artistes femmes aux productions sensibles qui interrogent le monde de l'art officiel.
Les vêtements bruts dans des performances (Zoé Guerrard ou Erwin Würm) qui mettent en garde contre leur surconsommation.A voir dans la rubrique Vidéos Art Textile de notre site

Ou encore le recyclage avec Tamara Kostianovsky qui reconstitue des matières inattendues telles que la chair ou le bois en accumulant des vêtements usagés et en pliant des textiles mis au rebut pour la mise en place de ses installations, comme La chair du monde. L’artiste explorant des thèmes comme la violence, la colonisation, les connexions entre le corps humain et la nature grâce aux tissus.

Les auteurs du livre Les artistes et le textile écrivent que « L'art militant ouvre de nouveaux espaces et peut aller jusqu'à l'activisme politique en intervenant directement dans la société. Il est, peut-être plus que d'autres tendances, propre à repousser les frontières de l'art. »Les artistes et le textile de Anne-Marie Minella et Jean-Yves Bosseur, p. 103. Cependant ce qui fait la force d'une œuvre n'est pas seulement le propos, mais aussi la manière dont celui-ci est traité. Ce qui nous amène à nous rapprocher de la critique de Harry Belley au sujet de la Biennale de Venise qui donne la vedette aux artistes du sud global, quand il remarque avec regret « que les intentions politiques ont dirigé les sélections » Le Monde du 11 mai 2024.

Le textile permet d'appréhender l'histoire dans une approche transversale où l'humain tient une place centrale et nous sommes reconnaissants aux auteurs d'avoir fait cet immense travail de regroupement de pratiques textiles. Alors, ne boudons pas le plaisir d'avoir entre les mains un catalogue dans lequel nous pouvons approcher une nouvelle génération de créateurs. Les ouvrages qui le permettent sont trop rares.