La tapisserie en deux dimensions, réalisée par des techniques traditionnelles, manuelles et mécaniques, occupe de plus en plus souvent l'actualité textile que nous suivons. La visibilité de ces apparitions est assez discrète et progressive, mais suffisamment remarquable pour constater que, depuis quelques années, pas une grande foire d'art contemporain ne se tient sans que l'on remarque que quelques galeries accrochent sur leurs cimaises des œuvres tissées sur des métiers de haute et basse lice ou des métiers jacquard. Le phénomène nous interroge. Y aurait-il un « retour à la tapisserie », comme le milieu des années du siècle précédent a pu en voir la manifestation ? Et si nous sentons un certain retour, qu'est ce qui pourrait nous aider à l'expliquer ? Faut-il penser qu'il y a continuellement des effets de balancement, des rejets et des enthousiasmes, des disparitions et des redécouvertes, dans le choix des techniques qu'utilisent les artistes pour exprimer leur rapport au monde ? Il ne serait pas étonnant que nous soyons dans une phase de désirs de retrouver des moyens respectueux du temps et de la matière, une phase cherchant à développer des approches qui se démarquent d'un virtuel furieusement immédiat et précipité.
En revenant sur ce qui a marqué le « retour à la tapisserie » en Europe il y a soixante-dix ans, nous pouvons voir ce que ces deux phases, celle de ces années-là et celle d'aujourd'hui, chacune appartenant à un contexte particulier, ont en commun. Les promoteurs du renouveau d'après-guerre s'appuyaient sur des valeurs qu'ils souhaitaient réconfortantes et solides. Les destructions provoquées par un conflit de quatre ans appelaient à regarder en avant, à reconstruire rapidement ce qui avait été détruit et, en parallèle, chacun ressentait un besoin de se rassurer. Il fallait bâtir, repenser une architecture, le plus souvent à l'aide du béton, mais, pour eux, il fallait également se préoccuper des décors. Ainsi, la tapisserie telle qu'en faisait la promotion l’Association des Peintres Cartonniers de Tapisseries (APCT) créée en 1947 par Jean Lurçat et Denise Majorel avait pour but de reprendre possession des murs neutres et froids, de donner ses lettres de noblesse à cet art souvent classé au rang d’artisanat et de retrouver une dynamique de commandes aux artistes. Ils considéraient que la tapisserie était :
- un objet qui réchauffe les murs. Ceci dans un sens figuré, inspiré et emprunté au sens propre du 14ème au 18ème siècle.
- un objet qui insonorise.
- une œuvre de grande taille qui peut se plier, et, grâce à cela, se déplacer et changer de demeure.
- une œuvre qui augmente la séduction du projet peint ou dessiné initial par la matière dont elle est faite.
- un objet qui maintient un lien avec le passé et qui respecte le savoir-faire des artisans.
- une œuvre que l'on peut faire réaliser à plusieurs exemplaires.
Pour mettre en place la promotion de la tapisserie, il a d'abord fallu relancer la production des ateliers et choisir des artistes prêts à partager l'aventure. Puis Denise Majorel a ouvert une galerie en 1950 et enfin il y a eu la création du Citam en 1961. L'opération générale a été une réussite. Il suffit de consulter la collection de la Galerie "La tapisserie du XXe siècle" de Sébastien Meunier, située à Paris et spécialisée dans la production de cette période, pour voir que de très belles pièces ont été réalisées dans des quantités conséquentes. Elles ont un style commun reconnaissable qui est en partie dû à la peinture de l'époque, mais qui l'est tout autant d'une volonté de s'affranchir de celle-ci : créateurs et liciers réfléchissant à la tapisserie comme à un art monumental et indépendant de la peinture, ils tentent des dessins et des motifs qui soient propres aux réalisations qu'ils conçoiventQu'ils soient abstraits ou figuratifs, on trouve des peintres-cartonniers tels que Lurçat, Saint-Saëns, Léger, Dom Robert, Matégot, Ilhe.. Mais, à la fin des années 60, un revirement se produit : cette tapisserie, qui a bien été une redécouverte créative du médium, est considérée comme bourgeoise et est dépassée par une évolution des matériaux et de la technique mise en place par de nouveaux artistes qui refusent le statut d’art décoratif. Ces nouveaux artistes, majoritairement de femmes, veulent donner à la tapisserie celui d'un art réellement libre. Ils ont raison, car les premières recherches des peintres-cartonniers sont de plus en plus remplacées, pour des raisons commerciales, soit par des tapisseries aux motifs répétitifs et séduisants, soit par des interprétations d'un dessin commandé à un peintre célèbre. Nous pensons à Victor Vasarely, Alexandre Calder ou Georges BraqueDéjà dans les années 30, Picasso avait été sollicité pour confier des papiers collés comme modèles à des liciers. au travail desquels ces réalisations tissées n’apportent rien de nouveau. Ce revirement a été un moment de rejet très créatif que l'on a appelé La nouvelle tapisserie.
Pourtant, quelques décennies plus tard, un nouveau balancement se produit. L'art textile, car on ne peut plus parler de tapisserie tant la technique sur métier de lice a déserté les ateliers, s’efface peu à peu. Après avoir été portés par un grand enthousiasme, les artistes-mêmes qui avaient œuvré à une nouvelle forme artistique, l'abandonnent. Le marché de l'art ne les a pas suivis. Ne vendant pas assez leurs créations textiles, ils retournent vers des pratiques, dessin et peinture, moins complexes à produire et plus faciles à vendre. L'exceptionnelle réussite de Sheila Hicks est à ce sujet intéressant, car elle a su promouvoir son travail par des créations de commande très colorées qui pouvaient être aussi bien de grandes tapisseries tissées que des panneaux et sculptures réalisés en écheveaux gigantesques. Pourtant ce ne sont pas ses tapisseries qui sont mises en avant dans les expositions, mais le reste de son travail, celui qui se déploie dans trois dimensions. La tapisserie semble encombrante et la redécouverte de l'artiste qui s'est faite depuis une dizaine d'années en France préfère ne considérer que les mini tapisseries de ses débuts qui lui ont permis d'infinis assemblages. Cette remise à l'honneur d'une artiste ayant grandement participé au mouvement de La Nouvelle tapisserie a l'avantage de favoriser le regard qui est porté sur l'usage important du textile dans la création contemporaine et d'en faire profiter l'ensemble des créateurs sensibles aux textiles. Mais ce n'est pas précisément ce que nous interrogeons ici. Limitant notre questionnement à la réalisation d’œuvres tissées en deux dimensions, nous remarquons un retour à des techniques traditionnelles et cela par des artistes qui n'ont pas de formations à ces techniques. Ils ne tissent pas, ils font tisser. Parallèlement, les étudiants des écoles d'art redécouvrent les métiers disparus des ateliers et sont demandeurs d'un apprentissage au fonctionnement de ceux-ci.
Ainsi, dans la tapisserie que l'on voit revenir aujourd'hui, nous pouvons reprendre de nombreux points que nous avons énumérés précédemment. La tapisserie est de nouveau considérée comme :
- une œuvre qui augmente la séduction du projet peint ou dessiné par la matière dont elle est faite. On ne dit plus qu'elle réchauffe les murs, mais qu'elle humanise, par sa matière réelle, qu'elle apporte une sensation physique, qu'elle est tangible, que le toucher est essentiel par rapport à un monde de plus en plus virtuel.
- un objet qui maintient un lien avec le passé et qui respecte le savoir-faire des artisans. En cela, la tapisserie est porteuse d'une idéologie du « slow », attachée à exprimer des préoccupations sociales et environnementales qui respectent les rythmes humains et ceux de la nature. Les tapisseries fabriquées par des mains humaines qui produisent de légères imperfections, rendent chaque pièce unique et demandent une collaboration étroite, voire une complicité, entre le peintre et le licier.
- une œuvre que l'on peut faire réaliser en plusieurs exemplaires. Ceci est surtout vrai pour les tapisseries réalisées sur des métiers Jacquard, car le temps passé sur une tapisserie n'a jamais pu être compressé et que cette possibilité est plus théorique que réelle, même à des époques où la main d’œuvre était moins onéreuse. De plus la technique Jacquard autorise un rendu d'une grande précision, presque photographique, qui permet de raconter des histoires comme les tapisseries médiévales traditionnelles le faisaient. C'est d'ailleurs ce rapprochement que fait Suzanne Husky qui, par une tapisserie aux allures historiques de mille fleurs, traite de façon critique des problématiques environnementales. Pour Grayson Perry, le tissage mécanique d’après des fichiers numériques rend possible un luxe de détails proche de l'usage du crayon en bande dessinée, dans ces projets en tapisserie conçus comme des suites d'images d'épopées. Lui qui expérimente la richesse d'autres matériaux apprécie les accumulations et superpositions de fils de la technique Jacquard. C'est peut-être aussi pour cette accumulation qui ne fait rien perdre à la précision d'un fil-trait, que William Kentridge a également expérimenté la production de tapisserie sous une forme mécanique. On peut imaginer que sa pratique du dessin inlassablement repris, généralement au service de films d'animations, a dû lui faire penser au geste répétitif du tissage. Pour donner un autre exemple de l’intérêt que portent les artistes à cette technique rappelons-nous que Laure Provost avait créé spécialement une tapisserie, fabriquée dans un atelier spécialisé en Flandres en cent exemplaires, afin de financer une partie de la production des œuvres réalisées pour le Pavillon français de la Biennale de Venise 2019.
- un objet qui redevient aujourd'hui à la mode parce qu'il répond à des interrogations et des besoins contemporains, comme cela le fut dans les décennies des années 50-70, ou comme à d'autres époques plus anciennes. Et le fait que la tapisserie ne soit plus démodée n'est pas seulement dû à un contexte esthétique qui s'interroge sur la présence de la matérialité à l’œuvre dans la création artistique. Comme nous l'avons vu, pour qu'une aspiration puisse se développer, il faut qu'elle rencontre une volonté pour construire une dynamique. Une volonté venue d'artistes avant tout sensibles à la fibre et une volonté venue aussi d'institutions prêtes à les soutenir. La création de La cité de la tapisserie d'Aubusson a participé activement à cette reconnaissance en défendant la tapisserie de lice, celle qui n'est pas faite par une machine mais bien par des mains expertes. Outre de développer une approche historique, elle s'efforce, depuis plusieurs années, d'attirer l’intérêt des artistes contemporains en passant des commandes à travers ses appels à projet. Elle en fait la promotion et c'est ainsi qu'au moment de la tenue de Paris-Photo 2023, elle a communiqué sur la présence de tapisseries sur les stands :« Ça sent bon » (1992), sur un carton de Gérard Schlosser, tissée à la Manufacture de Beauvais, ☁️« En chemin vers Marseille », sur un carton de Jana Sterbak (2015)Tissée à la Manufacture des Gobelins. https://collection.mobilier-national.fr/objet/GOBT-1382-000, « Diary », sur carton de Tania Mouraud (2018)Tissée à la Manufacture de Beauvais. https://www.mobiliernational.culture.gouv.fr/fr/objet-du-mois/tapisserie-diary-2018. Nous pensons cependant que passer des commandes à des photographes est un choix risqué.
Ce que l'on peut toutefois remarquer par la présence de tapisseries dans un salon consacré à la photographie est que l'hybridation des techniques est un processus très courant dans le travail des artistes. C'est à dire qu'ils peuvent simplement avoir des projets dans des champs différents, mais aussi faire se rencontrer, dans une même œuvre, différents domaines. Ce point n'est pas commun aux époques précédentes. Un autre point nouveau qu'il faut ajouter est l’intérêt qui se développe pour l’analogie entre l’entrecroisement des fils et la production numérique, comme si la tapisserie pouvait se définir comme la métaphore d’un rapport sensible à notre environnement.
Pourtant, il ne faudrait pas que le nouvel intérêt pour la tapisserie finisse comme le précédent par un abandon progressif parce que, de manière identique à ce qu'il s'est passé il y a cinquante ans, les commanditaires soient plus attentifs au nom auquel il s'adresse qu'à l'intérêt de l'artiste pour la technique de la tapisserie. Ainsi, si nous avons le plus souvent apprécié les créations issues des appels à projet de La Cité de la tapisserie, nous avons beaucoup de réserve sur la commande faite à Marjane Satrapi pour les jeux olympiques de Paris ou à celle faite à Yinka Shonibare CBE (qui pourtant s'y connaît en tissus !) tissée au Dovecot Studio. Nous le regrettons, car il y a peu d'artistes qui ont une approche très attentive aux particularités, aux limites et aux richesses du tissageLa situation n'est pas la même dans tous les pays. Le forum européen de la tapisserie (ETF) qui a été mis en place par des liciers et qui cherche à encourager le développement de l'art de la tapisserie en Europe, est surtout représenté par des artistes nordiques.. Citons Analia Saban qui, avec un regard conceptuel, insiste sur la simplicité d'un seul fil à composer des résultats complexes ou Ptolemy Mann qui crée des œuvres très colorées, teintes à la main et tissées selon la technique de l'Ikat. Et dans leurs œuvres, la tapisserie peut difficilement être un décor.