À l'occasion du colloque qui se tient dans différents musées parisiens, « Sculpture une femme peut donc créer », parcours, pratiques, visibilité et réception des sculptrices 19e - 21e siècle Les 21 et 22 avril 2023, nous vous proposons notre réflexion sur les femmes engagées dans la création textile.
Dans les années 1960-70, un art considéré comme appartenant aux arts appliqués, va effectuer une remise en cause de sa réalisation sous l'impulsion de créatrices de différents pays. Ce bouleversement de la tapisserie a lieu à la Biennale de la tapisserie de Lausanne, créée en 1962 par Jean Lurçat et Pierre Pauli dans le but de promouvoir les réalisations des peintres cartonniers.
« Dans l'immense ensemble du monde culturel, la femme apparaît comme mise entre parenthèse, débouchant inopinément à l'occasion d'autre chose quand on ne peut pas l'en empêcher, traversant les textes comme une ombre et éliminée le plus vite possible afin qu'on puisse passer sans perdre de temps à de dispositions plus importantes. »Claudine Hermann, Les voleuses de langue, Éditions des femmes, 1976, p. 7 Le monde de la tapisserie, quant à lui, repose alors sur des bases anciennes où le créateur est un peintre, homme, qui propose l'exécution de son carton par un ouvrier, licier et plus souvent une licière. Ainsi, les artistes femmes, qui connaissent la technique de la tapisserie bien mieux que les hommes, savent ce que l'on peut lui demander pour exprimer des formes qui ne demandent qu'à être rénovées. Elles ont entre leur main un outil qui va leur donner le pouvoir d'imposer une vision nouvelle sur la création à base de fibres et de mettre en question la hiérarchie qui existe alors entre le créateur et l'exécutant. Usant de la manipulation de fils, pour lesquels le monde très masculin de l'art n'a que peu de considération et de matériaux (sisal, feutre, bois, cordes, …) qui n'ont jusqu'alors jamais été utilisés, elles vont dans un premier temps donner du relief à la tapisserie et rapidement lui donner du volume en poussant la technique au-delà des deux dimensions. Ce qui leur permet aussi de sortir du carcan enfermant du métier à tisser et ainsi les libère d’une technique répétitive qui laisse peu de place à l’imaginaire et à la créativité. Car même si faire corps avec le métier à tisser (de basse ou haute lice) fait partie d’une certaine symbolique pour les licières et liciers, il n’en reste pas moins que le corps qui tisse suit des mécanismes formels et une gestuelle répétitive. Et, en inventant de nouvelles façons de manipuler le fil de trame, en donnant du volume au tissage, c’est alors que le dispositif technique a pu voler en éclat pour s’exprimer plus librement et faire que la créativité soit comme une danse avec les fils.
« Méfier vous des petites filles qui tricotent », dit Jean Lurçat à Pauli, lors de la 2e qui s'intéressait aux artistes des pays de l'est. Il a raison de se méfier, car les femmes peuvent se permettre de prendre des risques : elles ne sont pas en concurrence avec le champ de la sculpture essentiellement occupé par les hommes. Elles créent un nouveau domaine avec l'usage de la fibre.
Domaine difficile à cerner. Ainsi, les appellations pour le nommer seront diverses : Woven Forms dès 1963, Structures tissées, Nouvelle tapisserie, Fiber art. S’intéresser à ce moment particulier de l'histoire de l'art, ne doit pas faire oublier que la première à s’être trouvée en rupture est Elsie Giauque qui, en 1945, crée des tapisseries spatiales. Ces œuvres qui jouent sur la transparence devront attendre les Biennales de Lausanne pour être connues et reconnues comme précurseuses. Dans les années 1970, il était courant de dire « les grandes dames de la tapisserie » pour rendre hommage aux femmes, Abakanowicz, Buic, Amaral, Hicks, inventeuses d’œuvres en relief exécutées par des techniques n'appartenant pas seulement au tissage. La première à jeter le trouble en présentant des objets tissés, suspendus au plafond dans l'espace, nommés « Abakans », est la polonaise Magdalena Abakanowicz. La radicalité de ses sculptures, des œuvres imposantes, pionnières d'une nouvelle forme d'installation, vient également du fait qu'elles ne sont pas rigides, mais souples.
« J'ai toujours été frappé par la symbolique féminine qui s'attache aux arts textiles, remarque Claude Mollard. Comme s'ils exprimaient une revanche de la durée sur le mouvement, de la vérité sur la mode ; comme s'ils exprimaient aussi la recherche du doux, du soyeux, de ce qui plie sans rompre, du lent aussi, du communautaire enfin car on ne tisse guère seul. »p. 6 du catalogue Fibre Art 85.
Le courant artistique de la fibre est né et s'est développé en parallèle en Amérique du Nord, en Europe et au Japon sur des références différentes, mais la présence des femmes y était dominante. Aujourd'hui, elles sont toujours majoritaires à se référer aux pratiques traditionnelles liées aux tissus et à la fibre, mais l'on peut s'interroger pour savoir si « l'originalité et la puissance de ses sculptures posent encore une fois la question de savoir si un sculpteur masculin pourrait en être l'auteur. » Jacques Leenhard, Papesses à l’œuvre : la sculpture au féminin ?, in Critique d'art N° 42, p. 63-64
L'usage contemporain des fibres n'appartient plus aux mêmes objectifs que celles des femmes des années 70 qui revendiquaient que le savoir-faire textile, réservé au féminin et aux arts appliqués, puisse avoir une part dans la réalisation d’œuvres artistiques. Notons que l’intérêt actuel pour les matières textiles resurgit au moment où la connaissance des techniques les mettant en œuvre dans la pratique des arts appliqués et des savoir-faire domestiques disparaît. D'autres enjeux sont soulevés. On remarque d'ailleurs que dans les pratiques artistiques des femmes comme des hommes, qui sont plus communes qu'elles ne l'étaient avant, les mélanges de matières et de support sont entrés dans les habitudes. Les artistes ne se consacrent plus à l’apprentissage d’une technique, quitte à en sortir par la suite, ils se considèrent légitimes de toutes les emprunter, même s’ils ne n’en possèdent pas les subtilités. C’est une façon de les renouveler, sans à priori. Cette attitude permet aussi à celles et ceux qui sont toujours attachés à la matière et à la fabrication manuelle de nous interroger sur la standardisation des pratiques culturelles, qui en sont de plus en plus détachées. L'usage de la fibre, apportée par la pratique des femmes, reste une porte d'entrée à une réflexion sociologique sur le rapport que les artistes établissent avec leurs matériaux.