En se rapprochant de l’élasticité qui est la propriété de certains corps à être élastiques, c’est à dire de reprendre leur forme et leur volume primitifs quand la force qui s’exerçait sur eux cesse d’agir, faut-il comprendre la textilité comme la qualité des matières à produire des objets se référant au textile ?
C’est tout à la fois ce qui est relatif au tissu, ce qui peut produire des fils capables de former des tissus et, par extension, une attention particulière de certains créateurs aux qualités du tissu : croisement, souplesse, résistance, technicité ancienne ou contemporaine…
Textilités est le titre de l’exposition, conçue par BeCraft et Le TAMAT à Mons en BelgiqueDu 9 mai au 1 août 2021, sur le site des Anciens Abattoirs de Mons, une exposition entièrement consacrée à la création textile belge. , dont le commissariat est assuré par Denise Biernaux, fondatrice et directrice de la galerie Les Drapiers de LiègeGalerie d’art contemporain, Les Drapiers accueillent des artistes dans les secteurs des arts plastiques, du design, des arts appliqués, en mettant régulièrement un accent sur les arts textiles.{/footnote} . Pour les organisateurs, le textile en tant que discipline artistique relevant ou non d’un savoir-faire traditionnel, n’est plus à penser comme un produit fini mais plutôt comme un processus de pensée pluridirectionnel.
Le rôle de BeCraft en Belgique correspond à celui d’Ateliers art de France, soit la défense, la promotion, la valorisation, la représentation des ateliers d’art et de leurs créateurs quelque soit la technique qu’ils pratiquent. Constatant que la création textile a des difficultés a être visible dans les expositions d’arts appliqués, BeCraft a décidé la mise en place de cette exposition et, pour s’assurer de la qualité des travaux présentés, l’organisme a demandé la collaboration de Denise Biernaux qui est une spécialiste reconnue du textile. La sélection de la galeriste porte ainsi sur des œuvres de créateurs, résidant en Belgique, tant plasticiens qu’artisans pour qui le textile est un des moteurs de travail. La trame de l’exposition qui se veut ainsi une réflexion sur la notion et le sens du textile, la relation entre les matières et les forces, justifie par là-même d’une forme de « textilité ».
La salle des Anciens Abattoirs de Mons est ouverte, sans aucune cloison, ce qui permet de déployer les œuvres et d’en avoir la visibilité d’un seul regard. Dès l’entrée dans l’exposition, la première surprise est la taille de ces œuvres et la deuxième est la compréhension que nous ne nous trouvons nullement dans une exposition d’arts appliqués. Faut-il en conclure qu’en Belgique, comme en France nous le supposons, une exposition d’envergure, autour du textile provenant essentiellement du domaine des arts appliqués, est impossible à mettre en place : si Textilités à Mons peut exister et s’imposer c’est parce que Denise Biernaux fait appel à des plasticiens. Les créateurs belges sensibles à la fibre et au tissu sont nombreux à être reconnus dans le champ des arts plastiques contemporains. A titre de comparaison, la confrontation ne tournerait pas principalement en faveur des plasticiens si le sujet de l’exposition était la céramique, car la situation, aussi bien en Belgique qu’en France, n’est absolument pas la même.Il suffit pour s’en rendre compte d’arpenter les boutiques « talents » d’Ateliers Art de France qui regorgent de céramiques, de bijoux, de meubles et non de pièces textiles. L’ambition de BeCraft, au travers de cette exposition est de faire un rapprochement entre les arts appliqués qui prônent le savoir faire et les arts plastiques qui donnent la primauté au propos. L’idée étant qu’ils peuvent se rencontrer parce que le langage textile est « une chose qui vit », qu’il n’est pas uniquement fait de formes immuables ou de matières déterminées.
De nombreuses tentures sont présentes sur les murs de l’exposition : tapisseries tissées comme les grandes pièces aux orgues verticales de Javier Fernandez, rideaux décolorés par la lumière naturelle et prélevés dans des vitrines par Céline Prestavoine, toiles légèrement reprises au marqueur par Hannah De Corte, tissage et feutrage d’une approche conceptuelle reprenant le dessin de fenêtres de Bedrossian Servaes, tapis d’orient traditionnel dont les découpes laissent apercevoir d’étonnantes formes sur le mur de Tatiana Bohn, grand vélum enduit de métal noué pour laisser tomber des plis accrochant la lumière de Daniel Henry. Dans les choix très personnels et forts de la commissaire nous comprenons son inclinaison à se tourner essentiellement vers l’art contemporain et ses réflexions théoriques.
Le dossier de presse peut rappeler que depuis des siècles l’homme a mis au point et développé les techniques de tissage, de tressage et de maille, que le textile, pas à pas, a suivi l’évolution structurelle des sociétés et qu’aujourd’hui, il aborde d’autres approches à travers l’utilisation de nouveaux matériaux et des nouvelles technologies, il nous apparaît néanmoins que dans l’exposition Textilités les arts plastiques dominent le sujet. Certains travaux montrent de belles inventions techniques et un savoir faire contemporain, mais nous regrettons de ne pas trouver plus d’exemples de réalisations qui seraient utilitaires, tout en gardant une créativité dans le dessin et une recherche dans la matière. Nous pensons que, même s’ils sont peu visibles, des créateurs inventant des tissus de cette exigence de qualité existent. Peut-être en tant que créateurs indépendants, mais nous soupçonnons qu’ils sont surtout présents dans la recherche industrielle, trop méconnue. Il y a là une zone grise du textile, entre arts appliqués et arts plastiques, qui a un potentiel très riche. Le fait que les plasticiens semblent de plus en plus se tourner vers les spécificités des éléments textiles montre qu’ils sont sensibles à ce champ d’approche. La recrudescence de l’intérêt qu’ils portent à la fibre n’est pas que de l’ordre du social ou du politique, il est lié à une approche sensible que, dans sa diversité, le textile permet de développer.
L’exposition de Mons qui adopte le concept de textilité, développé par l’anthropologue Tim Ingold, a le grand intérêt de poser la question de savoir si la forme ne proviendrait que de l’idée. Question à laquelle Ingold répond ainsi : « Elle apparaît plutôt à travers le déploiement progressif de ce champ de force qui se met en place suite à l’interaction active et sensuelle de l’artisan et du matériau.Ingold, p. 209 « Marcher avec les dragons », Editions Zones Sensibles, 2013. Ingold conçoit une nouvelle manière d’appréhender l’activité technique et les artefacts comme étant au centre d’une réflexion sur les pratiques. »
Actuellement, Ateliers d’Art de France, syndicat professionnel des métiers d’art, s’inquiète de la réforme des études dans les écoles d’arts appliqués et pointe autrement le problème. Cette réforme, qui prévoit de diminuer le nombre d’heures de cours en atelier et donc la connaissance intime de la matière et du savoir faire, crée le risque que les jeunes qui s’engagent aujourd’hui dans les métiers d’art ne trouvent plus de réponse dans l’approche sensible et tactile mais dans la forme imaginée par l’esprit. Et c’est ainsi que la rencontre se fait avec la réflexion menée dans l’exposition de Mons.
Projetée dans cette exposition, une vidéo permet de voir un extrait du spectacle How to proceed, de la Compagnie Zoo de Thomas Hauert.https://zoo-thomashauert.be/fr/projects/142/how-to-proceed Nous y découvrons des danseurs qui se démènent dans des résidus de tissage industriel préparés en grand nombre par le couple Chevalier-Masson. Le chorégraphe réalise une mise en scène du textile en une confrontation violente des protagonistes. Si la chorégraphie cherche à exprimer une colère rugissante face aux dérives du monde, aidée en cela par la musique, nous y avons vu le textile comme un poids et son accumulation comme une entrave pour les danseurs.
Sans pessimisme, gardons-en la force dramatique et la puissance expressive qui colle à la peau de la plupart des travaux de l’exposition Textilités de Mons.